Autodidacte, il a appris le théâtre en côtoyant ceux qui le faisaient, surtout au Kef, sa ville natale. Poète, il a su porter le vent du Nord-Ouest dans ses paroles. Comédien, c'est celui qu'on apprécie le plus sur scène et dans la vie. Bahri Rahali est reconnu et apprécié par ceux qui connaissent le théâtre tunisien, ceux qui savent apprécier les bonnes natures, la générosité, et qui admettent aussi que le théâtre est toute une vie... Rahali le sobre, le courtois et le modeste a bien voulu accepter d'être notre invité de ce lundi. Si nous revenions à vos débuts. Comment êtes-vous venu au théâtre? J'ai commencé mon métier de comédien en tant que spectateur. Dans les années 1970, au Kef, il y avait la crème du théâtre tunisien sur nos planches et j'ai passé des saisons à découvrir ce qu'étaient le théâtre et la scène. C'est en regardant Ahmed Snoussi, Moncef Sayem, Raja Ben Ammar, Néjia Ouerghi, Souad Mahasen, Abdelmajid Bakir, Fadhel Jaïbi... que j'ai eu envie de faire partie de ce monde-là. Durant ces années-là, le théâtre tunisien était composé essentiellement de la Troupe de la ville de Tunis qui représentait l'école classique et institutionnelle. D'un autre côté, il y avait la troupe du Kef, symbole du théâtre alternatif qui accueillait le rêve d'une jeunesse artistique qui se voulait différente, avec pour ambition de changer et de développer le théâtre tunisien. Et c'est au Kef que cela prenait forme. D'ailleurs, je me pose tout le temps cette même question : est-ce que c'est ce groupe —qui a formé, plus tard, la troupe «le Nouveau Théâtre»— qui a créé le mythe du Kef en tant que ville du 4e art, ou est-ce plutôt le contraire et que c'est l'air du Kef qui a fait que cette expérience aboutisse et devienne l'une des plus intéressantes du théâtre tunisien? Je n'arrive toujours pas à trouver la réponse. Mais n'est-ce pas que c'est par la musique que vous avez commencé votre parcours artistique? Je faisais partie des jeunes du Kef qui composaient en quelque sorte «la ceinture» de la troupe du théâtre. On nous encourageait dans notre élan créatif, aussi bien pour la poésie, l'écriture des textes que pour la musique. C'est ainsi qu'est née la troupe «Ouled Boumakhlouf» de musique engagée à laquelle j'ai adhéré et qui mettait en valeur le patrimoine du Kef et de toute la région du Nord-Ouest. Elle fut créée dans le sillage de tout un mouvement tunisien et arabe. C'était l'époque de l'émergence d'expériences multiples, comme celles de Hédi Guella, les «Imazighen», Cheïkh Imam, «Jil Jillala», «Ness el Ghiwan» et d'autres encore. C'était un courant qui touchait tout le monde en ces temps-là. Et le théâtre, alors? Je suis un autodidacte qui a appris le théâtre en le regardant d'abord et en le pratiquant, ensuite, par la participation à des stages de formation et, surtout, en côtoyant les professionnels. Mon histoire avec le théâtre a commencé le jour où la troupe du Kef avait besoin de figurants qui connaissaient la musique et le chant. Ce fut ma première expérience avec les planches. Elle fut suivie d'une participation dans «Farhat Oueld El Kahia», une pièce dans laquelle j'avais un petit rôle mais qui a eu un grand succès. Il a été l'hameçon qui m'a lié à la scène. Quand j'ai ouvert les yeux, je me suis retrouvé en 2012... Après ce long parcours, avez-vous des regrets? Si j'ai des regrets, aujourd'hui, c'est d'avoir accepté et aimé faire du théâtre, dans un pays qui ne valorise pas le comédien, qui a toujours négligé son élite et qui n'a jamais conçu de politique culturelle réelle et réfléchie. C'est un système qui faisait en sorte que l'artiste soit toujours à la marge de la société, tributaire d'une politique événementielle. D'ailleurs, j'ai toujours pensé qu'on n'avait pas besoin de ministère de la Culture, cette institution qui vend, depuis toujours, l'image du mécène et du pseudo-assistant social pour la culture et les artistes. Comment jugez-vous l'expérience du Centre d'art dramatique du Kef? Si nous parlons en général, les centres d'arts dramatiques doivent appréhender autrement leur rôle. Ils ne sont pas des troupes privées et des structures de production uniquement; ce sont surtout des lieux de formation. Quant au Centre du Kef, il a vécu une époque florissante avec Moncef Souissi, malgré toutes les critiques que nous pouvons avancer. C'était une expérience qui a su concilier les professionnels et les talents, découverts sur le tas, grâce aux stages et aux cycles de formation. Une expérience qui a donné naissance à plus d'un acteur et d'une actrice de renommée qui sont aujourd'hui connus et confirmés : Slah M'saddak, Sihem M'saddak, Ali Mosbah, Mounir Argui, Nabil Mihoub, Jamila Chihi... Qu'est-ce qui a fait que cette expérience soit interrompue? Ceux qui sont venus après ne voyaient pas les choses de la même manière. En plus, la bureaucratie a vite fait de détruire ce qui a été construit la veille. Aucune relève n'a vu le jour. Même avec Lassaâd Ben Abdallah, une fois parti du Kef, il ne reste aucune trace de son passage. Qu'est devenu le Centre aujourd'hui? Que reste-il des 24 heures de théâtre? Où est la relève? Qui a-t-il formé depuis son passage? Pourtant, tout le monde reconnaît encore que Le Kef est la ville du théâtre par excellence? Au fait, c'est un slogan qu'on nous a vendu depuis très longtemps. Alors que d'autres villes et d'autres régions défavorisées, tout comme Le Kef, réclamaient développement et investissements, on a trouvé une belle «drogue» pour Le Kef : le théâtre. On a vendu aux Keffois cette idée, montée de toutes pièces, selon laquelle nous serions tous des artistes-nés et notre ville l'«Athènes» de la Tunisie. Entre-temps et ailleurs, des villes se sont développées, des routes construites, de l'emploi créé... alors que Le Kef continue de vivre avec la chimère d'être la ville élue des arts et du théâtre... Quel vent vous a amené du Kef pour vous installer à Tunis? Après plus de trente ans de scène, de créations, de textes et de mises en scène, je me suis retrouvé, en 2009, en rupture de contrat avec le Centre d'art dramatique du Kef, alors que j'étais un de ses fondateurs. Je sentais que l'étau se refermait sur moi, les institutions de l'Etat étaient minées de flics qui me poussaient à me taire, bien que je n'aie jamais appartenu à un quelconque parti ou tendance, c'est ma liberté et mon indépendance qui les dérangeaient, j'ai alors choisi d'«émigrer» à Tunis. Ne regrettez-vous pas votre départ? Si j'avais su que la révolution allait avoir lieu, je n'aurais jamais quitté Le Kef. Mais à mon départ, je sentais que je ne laissais aucune place vide et qu'on ne me regrettait pas. Pourtant, je pense avoir été un participant actif dans plein de choses. Au Kef, on ne nous a pas laissé le choix, les gens vivent sans lendemain ; à peine s'ils arrivent à vivre le jour même. Le Kef qui était, à l'époque romaine, le grenier de Rome, est, de nos jours, le cimetière des jeunes. Le Kef n'a pas de lendemain. C'est triste de le dire, mais c'est ainsi. On avait un rêve, celui de construire. Seulement, on ne te laissait construire que pour te détruire aussitôt. Pour ce village qu'on prétendait être la Mecque du théâtre, tous les espaces sont, aujourd'hui, fermés et il n'y a pas une seule troupe de théâtre amateur... Que dire de plus ? J'ai l'impression qu'on a passé sur le pays un rouleau compresseur pour que tout soit aplati et que rien n'en déborde... «The end» et le théâtre Al Hamra, dans tout cela? Un jour, ayant appris que Ezzeddine Ganoun procédait à une audition pour une nouvelle création, je me suis présenté le plus simplement du monde. Je n'ai pas de complexe à passer un casting, mais je choisis, d'abord, avec qui j'ai envie de travailler. Je me suis retrouvé dans une famille théâtrale, dans une ambiance de travail, très loin de cette attitude mercantile du comédien mercenaire et du metteur en scène entrepreneur... Je préfère être une colonne parmi d'autres qu'être toute une construction sans colonnes. Cela m'a permis de retrouver cet état d'alerte permanent qui me permet d'avancer et de donner le plus. «The end» est une vie dans ma vie et nous la portons tous. Le théâtre a besoin d'être porté pour qu'il vive. Aujourd'hui, plus d'une année après la révolution, comment voyez-vous les choses? Avec la révolution, je crois que tout va changer. La sélection se fera naturellement et elle sera sévère. Ce qui était, auparavant, pris pour pertinent ou audacieux n'a plus de sens, aujourd'hui. On ne peut plus se cacher derrière le politique, l'interdit, la censure... Désormais, ce qui importe, c'est si on a ou on n'a pas de sens artistique.