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Quelles actions privilégier ?
Opinions - Chômage des diplômés du supérieur
Publié dans La Presse de Tunisie le 05 - 04 - 2012


Par Mohamed Ben Mimoun *
La lutte contre le chômage, en particulier celui des jeunes diplômés du supérieur, constituera, en principe, l'une des principales préoccupations des pouvoirs publics tunisiens dans les années à venir. La popularité et la pérennité des futurs gouvernements dépendront dans une large mesure des résultats de leurs actions dans ce domaine. Comment parvenir à relever le défi de l'emploi des diplômés ? C'est l'objet de la présente contribution qui se veut délibérément simplificatrice, et cela afin de couvrir le plus grand nombre de lecteurs.
Les statistiques fournies par l'INS (Institut national de la statistique) montrent que le taux de chômage des jeunes diplômés du supérieur a été multiplié par 10 entre 1985 et 2009, passant de 2,3 à 23.4 %. Ce dernier taux correspond à un effectif d'environ 139.000 chômeurs, soit 26 % du total des chômeurs. Ce taux, aussi préoccupant soit-il, cache une situation encore plus alarmante si l'on examine la distribution de ces chômeurs par région ou par genre. Les régions de l'intérieur du pays sont nettement plus touchées que les régions côtières, avec un chômage des jeunes diplômés franchissant le taux de 40% dans certains gouvernorats. Par ailleurs, le chômage frappe plus sévèrement les femmes que les hommes avec un taux de 34,9 % pour les femmes contre 14,6 % pour les hommes en 2009. Soulignons que, depuis 2009, tous ces chiffres ont connu une nette progression.
Sans conteste, cette situation témoigne des limites des multiples dispositifs et programmes adoptés depuis les années 1990 en vue d'absorber le nombre croissant des diplômés de l'enseignement supérieur. Pour l'essentiel, le traitement par l'Etat du chômage de ces diplômés a été concentré sur deux axes majeurs. Le premier se ramenait à un ensemble de mesures règlementaires destinées à encourager le secteur privé à embaucher ces diplômés dont le coût de travail est largement subventionné durant la période de stage. Les différents types de stages, tels que «Stage d'initiation à la vie professionnelle (SIVP)», le «Contrat d'insertion des diplômés de l'enseignement supérieur (CIDES)», le «Programme de prise en charge de l'Etat de 50% de salaires versés (PC50)», le «Programme de prise en charge de la contribution patronale au régime légal de sécurité sociale» et, le « Service civil volontaire (SCV)», s'inscrivent tous dans une logique du développement des aptitudes et des compétences professionnelles des jeunes diplômés en vue de faciliter leur insertion dans le marché du travail. Outre leur coût élevé pour la collectivité nationale, l'efficacité de ces types de programmes est loin d'être garantie. Même le récent programme proposé par le ministère de l'Emploi au sein du gouvernement transitoire précédent, dénommé «Amal», n'échappe d'ailleurs pas à cette conclusion.
Le deuxième grand axe sur lequel reposait la politique de création d'emplois qualifiés était celui de l'encouragement de la création d'entreprises par les nouveaux diplômés eux-mêmes, moyennant la mise en place de nouveaux mécanismes de crédits (comme la BTS et la Bfpme), ou encore de mécanismes de renforcement des fonds propres à la manière du Fonds de promotions et de décentralisation industrielle» (Foprodi), Régime d'incitation à l'innovation dans les technologies de l'information (Riiti), Fonds spécial de développement agricole et de la pêche (Fosdap), du Fonds national de promotion de l'artisanat et des petits métiers» (Fonapram).
Ces mécanismes ont certes contribué au développement du secteur privé, mais pas suffisamment pour avoir un impact sensible sur la création d'emplois qualifiés. D'une manière générale, il serait illusoire d'espérer que les entreprises nouvellement créées — en majorité des micro-entreprises et des PME —, donc faiblement dotées en capital physique, organisationnel et technologique, soient dotées d'un fort taux d'encadrement.
Au final, on peut dire que le bilan des programmes en faveur de l'emploi qualifié mis en place jusque-là a été décevant. Aurait-il été possible de faire mieux que cela ? La réponse est clairement Oui, mais à condition de bien identifier les vraies causes qui se trouvent à l'origine du chômage des jeunes diplômés en Tunisie. Il est incontestable que lorsque les causes du problème sont mal identifiées, les remèdes administrés peuvent non seulement être inefficaces, mais aussi constituer une source de gaspillage des ressources nationales. A l'heure actuelle, nombre de mesures d'intervention ou politiques publiques de création d'emplois qualifiés sont mises en avant par les différents acteurs, comme les partis politiques, les médias ou les milieux académiques. Toutefois, il convient de noter qu'au moment où l'on suggère d'entreprendre ces mesures comme solutions au pressant problème du chômage des jeunes diplômés, l'évaluation scientifique précise de leurs impacts potentiels fait jusque-là défaut. Ni les partis politiques ni les spécialistes dans les milieux académiques n'ont procédé à ce type d'exercice. Pourtant, l'enjeu est ici de taille. Repérer parmi l'ensemble des actions susceptibles de réduire le taux de chômage celles qui sont pertinentes permettrait d'atteindre cet objectif plus rapidement et plus efficacement. À ce propos, le recours à une démarche empirique peut être un bon moyen permettant de répondre de manière plus probante à ce problème.
Que révèle « l'économétrie appliquée » ? Les actions à privilégier
Nous présentons nos résultats révélés par ce qui est habituellement connu auprès des économistes sous le vocable « des estimations économétriques ». Ces résultats font référence à la période historique 1985-2009, et sont d'une grande utilité en matière de prévisions des tendances futures. De par ces résultats, nous ne prétendons pas à l'exhaustivité mais ceux-ci semblent formels et probants eu égard à la multitude de «tests statistiques de robustesse» auxquels ils ont été soumis. Nous les traduisons ci-dessous en quelques lignes. Pour faire bref, ceux-ci suggèrent que le taux de chômage des diplômés du supérieur pourrait se résorber de manière significative sous certaines conditions:
- Si le taux d'investissement (privé et public) en capital physique augmente plus rapidement.
Cet effet est très significatif. Il l'est plus pour les femmes que pour les hommes, suggérant une discrimination d'embauche dans le passé en défaveur des femmes. En moyenne et tous sexes confondus, la hausse de 1 point du taux d'investissement a pour effet de réduire, en un an, le taux de chômage des diplômés de 0.51 point (soit la création de 3.032 emplois qualifiés en 2010 pour une hausse de 1 point d'investissement en 2009).
- Si la progression du taux de scolarisation dans le supérieur est maîtrisée. Une baisse de 1 point de ce taux s'accompagne, en un an, d'une diminution du taux de chômage de 0.75 point chez les hommes (soit 3.213 nouveaux emplois créés en 2010 pour 1 point de baisse du taux de scolarisation dans le supérieur en 2009) et de 0.64 point chez les femmes (soit 1.400 nouveaux emplois créés en 2010 pour 1 point de baisse du taux de scolarisation en 2009). Réduire la croissance de l'offre du travail qualifié pourrait donc contribuer à alléger le taux de chômage des diplômés. Cela est possible par une sélection plus rigoureuse des jeunes rejoignant les universités lors du concours de baccalauréat. Cela permettrait en même temps d'améliorer la qualité des diplômes universitaires ; une qualité qui correspondrait sans doute mieux aux attentes des entreprises. L'encouragement des futures générations de lycéens à s'orienter vers l'apprentissage professionnel — qu'il faudrait certainement revaloriser — contribuerait aussi à la baisse du taux de scolarisation dans le supérieur.
- Si l'effort national en termes de recherche et développement (R&D) se renforce. L'effet de cette variable sur le taux de chômage des diplômés est considérable et suggère que le progrès technique est le facteur le plus à même de contribuer à la création d'emplois qualifiés. Une hausse de la part de R&D dans le PIB de 0.1 point diminuerait, en un an, ce taux de chômage de 1.4 point (ce qui implique la création de 8.260 emplois qualifiés en 2010 pour une hausse de ces dépenses de 0.1 point en 2009). Le potentiel est considérable vu que cette part a de tout temps été très faible (0.53 % en moyenne et 1.25 % en 2009). Notons à ce propos que cet effet supplémentaire si élevé prouve l'existence d'une forte relation de complémentarité entre le travail qualifié et le progrès technique dans le processus de production. En même temps, il corrobore l'idée des faibles niveaux technologiques des PME tunisiennes. Il devient alors clair que l'encouragement de l'innovation (de produits ou de procédés) ou de son adoption au sein du secteur productif, tous secteurs compris, est l'une des actions impératives et primordiales à entreprendre par les futurs dirigeants du pays afin de dynamiser ce système et consolider sa capacité à embaucher du travail qualifié. Pour cela, il faudrait que les acteurs économiques tant privés que publics aient la conviction que la création et l'innovation sont à même d'apporter une valeur ajoutée susceptible de créer de nouveaux postes d'emplois qualifiés et de réaliser des taux de croissance plus élevés.
Accélération des disparités
- Si les inégalités interrégionales de revenu par tête se contractent. L'accélération des disparités de développement interrégionales ne fait qu'aggraver le taux de chômage des jeunes diplômés à l'échelle nationale. Cet effet peut bien être direct comme indirect, surtout via son influence négative sur le taux d'investissement en capital physique. Si l'on se réfère à l'indice de variabilité interrégionale des niveaux de consommation par habitant comme indicateur d'inégalité interrégionale des revenus, il apparaît que la baisse de celui-ci de 1 point réduirait en moyenne le taux de chômage des diplômés de 0.52 point (soit la création de 3.068 emplois qualifiés en 2010 pour une baisse des inégalités de 1 point).
- Si une meilleure allocation des investissements nouveaux se met en place. En particulier, il s'avère que l'économie gagnerait davantage en termes de création d'emplois qualifiés si un montant d'investissement supplémentaire est réalisé dans le secteur des industries manufacturières au détriment de celui des industries non manufacturières ou si ce montant d'investissement est entrepris dans le secteur des services marchands au lieu du secteur de l'agriculture (et de la pêche). Les nouveaux investissements dans les deux secteurs, celui des services marchands et celui des industries manufacturières, sont en cela les plus à même d'absorber la main-d'œuvre diplômée. Précisons ici que les transferts en faveur de ces deux secteurs n'impliquent pas une réduction des investissements dans les autres secteurs en terme absolu, mais seulement en terme relatif.
A titre d'illustration, pour un taux d'investissement global inchangé, le transfert des investissements du secteur des industries non manufacturières vers celui des industries manufacturières de manière à ce que le ratio « Inv.Man / Inv.N.Man » augmente de 10 %, réduirait, deux ans après, le taux de chômage des diplômés de 0.2 point (soit la création de 1.175 emplois qualifiés en 2011 pour un transfert réalisé en 2009). Par ailleurs, le transfert des ressources supplémentaires investies du secteur de l'agriculture (et la pêche) vers celui des services marchands de sorte que le ratio « Inv.Agr / Inv.Services » baisse de 10 % réduirait ce taux de chômage de l'ordre de 0.66 point entre l'année du transfert et les deux années suivantes (soit la création de 3.900 postes qualifiés supplémentaires en 2011 pour un transfert réalisé en 2009).
Hausse des taux des exportations
Aussi, il faut souligner que les effets de la hausse des taux des exportations et de consommation dans le PIB sur le taux de chômage des diplômés sont indirects et se transmettent via le taux d'investissement en capital physique. Ils ne sont observables que deux années suivant cette hausse. De ce fait, et contrairement à ce qui est fréquemment prétendu, ces effets sont relativement faibles. Une hausse de 1 point du taux des exportations (du taux de consommation) s'accompagne, deux années après, d'une baisse du taux de chômage des diplômés de seulement 0.125 point (0.23 point). Deux remarques importantes peuvent être faites à ce niveau.
Premièrement, la faiblesse de l'effet lié à la hausse du taux de consommation permet de relativiser la portée des mesures publiques visant la réduction de ce taux de chômage par la relance de la consommation. Les dernières conventions signées entre l'Etat et les syndicats vers la mi-2011 stipulant des révisions à la hausse des salaires nominaux aussi bien dans le secteur public que privé ne peuvent échapper à cette conclusion évidente, et ce, pour deux raisons. D'abord, parce que le taux de consommation est jadis très élevé (de l'ordre de 77 % en moyenne). L'effet supplémentaire de la consommation en termes de réduction du taux de chômage des diplômés ne peut être que faible. Ensuite, tant qu'elle n'est pas accompagnée d'une amélioration du niveau de la productivité du travail, la hausse des salaires nominaux risque d'enchérir les prix des biens et services produits par les entreprises, notamment privées, entraînant par là des tensions inflationnistes dans le court terme ; phénomène qui semble bien avoir lieu ces derniers mois. Cela peut ainsi annuler l'effet positif de l'accroissement des salaires sur les décisions de consommation et par là sur celles d'investissement et de création d'emplois.
Deuxièmement, le faible contenu des exportations en travail qualifié pourrait renvoyer à l'idée de la faiblesse du parc des entreprises exportatrices sur le plan technologique. Une mobilisation accrue des investissements directs étrangers permettrait à terme de remédier à ce problème.
Finalement, il est important de noter que le degré d'efficacité de l'ensemble de ces mesures dans la lutte contre le chômage serait aussi tributaire de deux facteurs décisifs: la qualité future de l'environnement institutionnel et administratif du pays (ampleur de la corruption, routines bureaucratique...) et le niveau de développement de son marché financier.
* (Enseignant-chercheur en économie)


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