• Vente à Christie's d'un feuillet, le 24 avril C'est une réelle épopée dont l'origine est millénaire, et dont les échos continuent de résonner par-delà les siècles et les frontières. C'était à Kairouan, capitale lumineuse d'un Islam éclairé, au IXe, ou peut-être au Xe siècle de notre ère. La Grande Mosquée rayonnait dans le monde, ses érudits et sa bibliothèque faisaient autorité dans l'univers civilisé. Un Coran exceptionnel y fut réalisé, en calligraphie koufie, sur parchemin teint à l'indigo, que les historiens, plus tard, appelèrent «kohli», et que l'on dit avoir voulu rivaliser avec les manuscrits pourpres de Byzance. Le Coran Bleu, devenu une légende, fut conservé durant des siècles dans la Bibliothèque de la Grande Mosquée. Son origine a toujours intrigué les chercheurs. Un document d'archive, datant du XIIIe siècle, y fait référence et impute son appartenance aux Habous. Bien plus tard, un chercheur anglais, au début du XXe siècle, suppose qu'il fut commandé par le calife abasside Al Mamoun, pour le mausolée de son père Haroun Al Rashid, et que cette couleur bleue était associée au deuil. La plus fiable des thèses est celle qui affirme, cependant, qu'il a été réalisé pour la bibliothèque de la Grande Mosquée de Kairouan. Entre la BN et le musée de Rakkada En 1967, sur décret présidentiel, le Coran Bleu est déplacé à la Bibliothèque Nationale de Tunis. Avant qu'un second décret présidentiel, en 1983 cette fois-ci, ne vienne stipuler que les collections de l'ancienne bibliothèque de la Grande mosquée de Kairouan doivent être conservées au Musée de la Civilisation et des Arts islamiques de Rakkada Entre-temps, l'Histoire du Coran Bleu est devenue un véritable thriller. Des pages de ce fameux manuscrit ont commencé à apparaître dans différentes collections et musées internationaux. On en a vu quelques-unes se négocier à prix d'or dans les ventes aux enchères les plus prestigieuses. A Tunis, une rumeur courait, revenant comme l'histoire du monstre du Lochness, sous plusieurs versions : le véhicule transportant le fameux manuscrit aurait été détourné, ne serait jamais arrivé, aurait été attaqué... Le fait est que l'on dénombre aujourd'hui une cinquantaine de pages de ce Coran inestimable en dehors de la Tunisie : le Metropolitan Museum de New York en possède, de même que l'Agha Khan, le musée Tarak Rjab au Koweït et la collection Nasser Khalili... La semaine prochaine, la célèbre maison de ventes Christie's met en vente une page de ce Coran, estimée entre 150.000 et 250.000 Livres, soit entre 350.000 et 600.000 dinars. Alors nous avons voulu savoir ce qu'il en était, et ce qui restait de ce fameux Coran Bleu. Au musée du Bardo, on retrouve trois feuillets et une double page du manuscrit sans que rien, dans les archives, ne signale quand et comment elles y sont arrivées. Peu importe, elles y sont bien protégées. Le reste, c'est-à-dire très exactement 59 feuillets, demi-feuillets, et fragments, hélas pas les plus beaux, est aujourd'hui à Rakkada, au musée de Civilisation et d'Art Islamiques. Dès son entrée dans ce musée, le Coran Bleu, ou du moins ce qui en restait, a été répertorié, photographié, mis sur fiches et préservé, de même que les 70.000 feuillets de parchemin qui constituent la collection de Rakkada. Il n'en a plus bougé et le vol, qui a eu lieu en 2009, concernait des pièces plus précieuses encore puisqu'il s'agissait des manuscrits du IIème siècle de l'hégire, mais pas le Coran Bleu. Comment expliquer donc ces apparitions sporadiques de ce manuscrit mythique au fil du temps? Mourad Ramah, conservateur de Kairouan, dont les avatars du Coran Bleu constituent le principal tourment, explique. Dès la période du protectorat, des feuillets de ce Coran ont été dérobés et mis en vente. Plus tard, au milieu du siècle dernier, il y a eu de nouvelles fuites. Les propriétaires de ces feuillets les remettent de temps en temps sur le marché, ce qui explique ces apparitions qui lui ôtent chaque fois le sommeil. Car chaque fois renaît l'histoire, et la légende des fameux feuillets volés. Mais on pourrait se demander pourquoi l'on ne fait rien pour récupérer ce manuscrit dont tout le monde sait qu'il appartient à Kairouan. Pourquoi le gouvernement tunisien, le ministère de la Culture, l'Institut du Patrimoine ou notre ambassade à Londres n'essaient-ils pas d'arrêter cette vente prévue pour le 24 avril prochain à Londres, comme on a vu la Turquie arrêter une vente de l'héritage d'un sultan ottoman, à Drouot, à Paris. La réponse désespère Mourad Ramah, et nous avec lui. «Le vol n'a pas été signalé à Interpol lorsqu'il a eu lieu, ni durant les vingt années qui ont suivi. Or, la loi anglaise —et c'est à Londres que se négocient ces ventes— est rigoureuse sur les délais de déclaration du vol, et c'est aujourd'hui trop tard pour le faire», regrette-t-il. Peut-être, mais les temps changent, le droit des peuples à récupérer leur patrimoine devient inaltérable, et l'on a vu quelquefois l'inespéré se réaliser. Et puis, qui ne tente rien... N'est-ce pas?