On savait l'avenue Habib-Bourguiba capable d'écrire — l'histoire entre autres — mais la voilà qui se met aussi à lire. Prise au dépourvu, en flagrant délit de lecture, elle a rarement été aussi belle. Cette artère principale du centre-ville de Tunis a connu des événements moins joyeux. La statue de l'éminent Ibn Khaldoun, un livre à la main, en a vu passer des matraques et s'envoler des bombes lacrymogènes. Mais voilà que la résistance se fait plus intelligente et plus citoyenne, avec, comme arme, la lecture. Hier, à partir de 16h00, des envahisseurs d'un genre particulier ont squatté trottoirs, escaliers et terrasses de cafés, répondant à un appel lancé sur le réseau social Facebook: «L'avenue Ta9ra» (l'avenue lit). «Pas la peine que l'on se connaisse, que l'on se parle... On va se reconnaître par le fait d'avoir un livre à la main. Ce sera la première manifestation silencieuse sur l'Avenue, sans revendication politique, prouver et montrer que les Tunisiens lisent, que ceux qui vont changer le monde sont ceux qui lisent. «Il est temps de rappeler que notre peuple est impliqué, cultivé et lettré» peut-on lire dans la présentation. L'un des initiateurs de l'événement, Tarek Lamouchi, rencontré près du théâtre municipal où toutes les marches étaient occupées par des jeunes appliqués dans leurs lectures, explique qu'après avoir lancé un groupe d'échange de livres sur le même réseau social, l'idée est venue d'en faire un événement dans l'espace public. «Depuis un moment, l'Avenue est en train de nous éloigner les uns des autres. Voyons si elle peut nous réunir autour de ce thème», a-t-il ajouté. Le pari semble gagné, vu les centaines de citoyens de tous les profils qui ont répondu présent. Quant aux livres, ils parlent de religion, de révolution, dont des romans, en arabe et en français. Samira, retraitée de la Steg, a choisi une table dans un café pour partager le plaisir de la lecture avec deux de ses amies. Elle y voit, au-delà de l'aspect culturel, un message politique fort «pour dire que l'Avenue nous appartient, que ce soit pour manifester, pour lire ou prendre un café. C'est pour cela qu'autant de gens sont venus», pense-t-elle. Cette dame tenant entre les mains «A propos du Hijab» d'Olfa Youssef indique que c'est un premier pas pour que le livre fasse partie de nos traditions et de notre culture. C'est aussi pour elle un coup dur pour les tabous, parmi eux le fait de voir une femme fréquenter les cafés. A quelques mètres de là, devant la librairie Al Kitab, le spectacle était à ravir. Des dizaines de lecteurs, à même le sol, sur une natte ou autour d'une table basse, posées par les responsables de la librairie pour l'occasion, donnent l'exemple que l'on espère voir généralisé. Al Kitab a voulu enourager à sa manière l'événement. 30% de réduction attendaient ses visiteurs. Mieux, des livres sans couverture, qui étaient destinés au retour aux distributeurs, ont changé de destination pour atterrir entre les mains des lecteurs de l'Avenue. Et ils leur ont été distribués gratuitement. Un cheveu sur la soupe est quand même survenu, dont Myriam, une étudiante venue lire «Notre ami Ben Ali» de Nicolas Beau et Jean-Pierre Tuquoin, a été témoin. Des «citoyens» sont venus faire les trouble-fêtes devant la librairie, en faisant des remarques du genre «il faut lire en arabe et pas en français» ou encore «lisez plutôt le Coran et la Sunna», alors que ces deux derniers étaient effectivement présents, parmi les centaines de titres lus tout au long de l'Avenue. Les écrivains ont eux aussi pris part à l'événement. Kamel Riahi, accompagné d'auteurs et poètes membres de son groupe de lecture «Le Décaméron», affirme qu'ils sont à l'origine de ce rassemblement, auquel ils ont appelé trois mois plus tôt, comme protestation au report/annulation de la Foire du livre pour la deuxième année consécutive. En distribuant des livres gratuitement, ils ont tenu à interagir avec les passants et les lecteurs, «pour montrer que l'intellectuel ne vit pas dans une tour d'ivoire mais parmi les gens». Ils espèrent que le livre n'est plus un étranger de l'espace public et que la lecture sera pas formelle ni limitée à un événement. L'on ne peut qu'adhérer!