« Tout est politique ». L'art n'y échappe pas. C'est peut-être ce qui a poussé la Ligue tunisienne des anciens prisonniers d'opinion à rendre hommage par un événement culturel à deux militants de gauche qui viennent de nous quitter en février dernier, Mohammed Ben Jannet et Ammar Mansour. L'endroit choisi, complice dans l'organisation, a été la maison de la culture Ibn-Rachiq, qui a accueilli, hier, les militants et sympathisants du mouvement Perspectives afin de raviver la flamme de la mémoire. Les deux noms à qui l'hommage est rendu en cachent beaucoup d'autres parmi ceux qui ont payé cher le prix de la liberté. La salle en était remplie. Ceux qui ne sont plus là étaient remplacés par leurs familles, garantes de la succession et de la continuité du combat. En outre, ils sont nombreux à avoir laissé une trace écrite de leurs parcours. Ce qui a été publié représente toutefois une goutte dans une mer de témoignages de l'histoire. Ces livres, étalés sur une table, étaient présents lors de la manifestation : « Cristal » et « Qu'as-tu fait de ta jeunesse? » de Gilbert Naccache, « La gamelle et le couffin » de Fethi Belhaj-Yahia, ainsi que des romans et des recueils d'anciens prisonniers politiques... A l'intérieur de la salle, chant et poésie attendaient les présents, assurés par la troupe musicale Imazighen et par un poète venu de Kébili, Abdelmajid Barguouthi, dont les vers ont résonné fort, racontant en arabe et en dialecte du sud « Rêve et vents » et « Le manifeste de l'illumination ». Ensuite, place aux témoignages des compagnons de route des deux militants disparus. Parmi eux, Ibrahim Rezgallah, qui a raconté les détails de l'arrestation de Ben Jannet en 1967, à la suite d'une manifestation anti-sioniste qui lui a coûté une peine de vingt ans de travaux forcés, dont il a purgé trois ans à la prison de Borj Erroumi. « Courageux et éloquent », voilà comment il a été présenté par son ami, selon qui l'arrestation du charismatique Ben Jannet a permis de ne plus taire les cas des victimes de Bourguiba et de ses pratiques de répression et de torture. Quant à Mohamed Salah Fellis, qui occupe actuellement le poste de maire de Bizerte, il l'a connu dans la même prison où les deux hommes ont partagé les souvenirs les plus amers et des moments moins pénibles, marqués par la complicité malgré les différences et par des anecdotes comme la sympathie d'un gardien et du directeur de la prison. Loin de se complaire dans une attitude de victimisation, les témoignages étaient donc humains et sincères, pleins d'égards vis-à-vis des deux militants qui ont vécu la journée du 14 janvier 2011 comme un couronnement de leur long combat, au cours duquel ils ont connu la détention, la résidence forcée et l'exil. Au-delà de leur mémoire, c'est celle des dernières cinquante années de l'histoire de la Tunisie que la Ligue tunisienne des anciens prisonniers d'opinion cherche à raviver. D'ailleurs, parmi ses objectifs réside la réécriture de l'histoire nationale, de manière à sortir de l'ombre la contribution d'hommes et de femmes comme Mohamed Ben Jannet et Ammar Mansour à la lutte contre la dictature. La présence de différentes générations lors de la rencontre d'hier indique que le flambeau a été transmis et que le combat continue, même s'il prend de nouvelles formes. Il doit surtout se poursuivre pour que plus aucun Tunisien, de quelque sensibilité qu'il soit, n'ait à subir la répression pour ses idées. Ceux qui l'ont vécu sont les plus habilités à en parler. C'est le cas d'Amel Ben Abba, dont le témoignage lors de l'hommage a été axé sur la liberté : «J'ai connu le calvaire de la clandestinité de notre action politique. C'est pour cela que la liberté d'expression et de presse est un acquis fondamental», a-t-elle conclu.