Rana Essabagh, directrice du Centre Arij pour le journalisme d'investigation dans le monde arabe, est un personnage célèbre, et de surcroît une forte tête connue au Moyen-Orient et dans le monde anglophone. Rencontrée à Tunis en marge du colloque de l'Unesco, elle nous parle du combat de sa vie : le journalisme d'investigation. Cette journaliste remarquable a marqué à sa façon la presse jordanienne; après une carrière de douze ans au sein de l'agence Reuters, où elle dit avoir appris sur des bases professionnelles pointues les ficelles du métier. Elle est la première femme rédactrice en chef d'un grand journal moyen-oriental, le Jordan Times, journal où elle a laissé son empreinte. Aujourd'hui, elle dirige un réseau de reporters arabes spécialisés dans le journalisme d'investigation. Ce centre est situé à Amman et couvre plusieurs pays dont la Tunisie, l'Irak et Bahreïn. Un centre qui encadre les journalistes en leur apportant un soutien logistique, financier et juridique pour qu'ils mènent à bien leurs enquêtes. En Tunisie, le centre a signé une convention avec le journal Le Maghreb pour constituer une cellule d'investigation composée de journalistes qu'ils vont former pendant six mois. Il est prévu également de signer une convention avec la TAP. Le financement de Arij provient du Danemark, de Suède et bientôt de Norvège. Il a été précisé que le centre n'accepte pas les financements officiels américains car ils sont toujours assortis de conditions. «Nous cherchons une vérité que quelqu'un s'évertue à cacher» Le journalisme d'investigation, nous apprend la directrice du centre, est un journalisme qui travaille sur la base de documents et la recherche d'une vérité que quelqu'un s'évertue à cacher par ignorance ou volontairement. Pour la petite histoire, le journalisme d'investigation a fait parler de lui aux Etats-Unis avec l'affaire du Watergate, ensuite il est apparu en France et en Grande-Bretagne, pour se répandre par la suite dans les pays de l'Europe de l'Est après la chute du camp soviétique. Vient le tour du monde arabe par le biais du réseau Arij. Quels sont les obstacles qui se mettent en travers du journalisme d'investigation dans le monde arabe ? C'est notre contexte législatif, politique ainsi que la culture sociale et la mentalité arabe non initiée à l'esprit critique. Tous ces éléments n'encouragent pas ce genre de journalisme, explique Rana. Mais encore, pour le mettre en pratique, il faut avoir le support juridique, et le droit d'obtenir l'information. Or dans les pays du monde arabe, la loi n'existe pas et quand elle existe, elle est tellement restrictive qu'elle ne sert plus à rien. Comme nous le savons tous, explique-t-elle, dans les pays arabes, les journalistes usent de leurs relations personnelles pour obtenir des informations sous la table. Alors que le journalisme d'investigation se fonde sur les documents officiels. Le journaliste est en droit de déposer une instruction de justice, parce qu'il est en possession de preuves écrites. En outre, une enquête d'investigation devrait être impérativement présentée aux avocats pour y déceler toute faille juridique. Il ne faut pas publier quelque chose avant d'avoir l'aval de trois sources différentes pour être crédibles et en même temps protégés. «Nous avons publié dans les 150 enquêtes qui n'ont pas été à l'origine de grands bouleversements mais à chaque fois, ou bien il y a un changement ou bien la loi est modifiée ou une injustice est réparée», révèle notre interlocutrice. Quant aux obstacles inhérents au fonctionnement des rédactions, les rédacteurs en chef pour la plupart n'accordent pas l'importance qu'il faut au journalisme d'investigation, de plus les motivations morales et financières n'existent pas, regrette-t-elle. C'est pourquoi, les journalistes sont souvent désenchantés et certains n'y croient plus du tout. Après des enquêtes éprouvantes qui peuvent durer des mois, le journaliste n'est ni remercié ni gratifié, et l'enquête n'a que rarement un impact sur la vie publique. Et elle enchaîne : «Il faudra dire à ces journalistes que leur devoir n'est pas de faire changer les choses mais de mettre le doigt sur les problèmes, il revient aux responsables de changer. Il ne faut pas demander aux journalistes au-delà de ce qu'ils peuvent faire». D'un autre côté, nuance-t-elle, si l'enquête est ficelée, si le journaliste est professionnel, il ne peut pas courir le risque d'être arrêté, estime Rana. «Cela fait 28 ans que je travaille, je n'ai jamais été présentée à la justice. Oui j'ai été renvoyée de mon travail, oui j'ai subi des menaces, mais cela fait partie du risque de notre métier», conclut-elle. Le journalisme d'investigation, un genre nouveau en Tunisie. Les journalistes qui se sentent avoir la vocation et le souffle, le courage en plus, s'y lanceront peut-être manches retroussées. Il faut dire que les chantiers à ciel ouvert laissés par l'ancien régime méritent d'être déblayés, pour au moins lire les pages avant de les tourner.