Le coup d'envoi de l'enseignement zeïtounien a eu lieu en bonne et due forme, samedi 12 mai, dans le cadre d'une cérémonie au cours de laquelle les représentants du gouvernement l'ont adoubé. Trois ministres y étaient présents, en plus du leader du mouvement Ennahdha, Rached Ghannouchi, ainsi que de quelques leaders radicaux. La présence bruyante de ces leaders — le salafiste Béchir Ben Hassan et le porte-parole de Hizb Tahrir, Ridha Belhaj — ainsi que de leurs sympathisants, a d'ailleurs fait polémique. Cheikh Houcine Laâbidi, grand imam de la mosquée Zeïtouna et proclamé responsable de cet enseignement, campe sur sa position, persiste et signe : «La convention signée avec les ministères des Affaires religieuses, de l'Education nationale et de l'Enseignement supérieur fait office d'engagement de soutien et de solidarité de l'Etat à l'égard de cette honorable institution sans plus. Notre enseignement est indépendant de toute partie». Une convention non contraignante, donc, purement protocolaire, qui confère au conseil scientifique de la grande mosquée de pleins pouvoirs. Juridiquement d'ailleurs, il n'existe aucun cadre juridique pour un enseignement indépendant en Tunisie. Il existe l'enseignement public et l'enseignement privé. Et, dans ce dernier cas, l'Etat a un droit de regard sur tout : des programmes à l'effectif par classe. Cheikh Laâbidi, pointilleux, s'en remet aux textes juridiques et notamment à ce que l'on désigne du nom de Doustour (Constitution) de la grande mosquée qui, affirme-t-il, stipule dans son article premier que l'institution est indépendante, autonome, et n'agit sous aucune autorité politique ou institutionnelle et, dans son article 3, que le contenu de l'enseignement est validé par le conseil scientifique de la mosquée. Nul n'est habilité à avoir un droit de regard sur l'enseignement délivré, de quelque façon que ce soit. Il affiche donc une indépendance sourcilleuse qui laisse penser que l'on est en présence d'une véritable prise de pouvoir, et pas de n'importe quel pouvoir : le symbole de l'Islam sunnite malékite tunisien. Mais si le conseil scientifique est le seul maître de l'enseignement, il serait bon de se pencher sur la manière dont ce conseil est constitué, élu ou désigné. Présence contestée de leaders radicaux La présence de leaders radicaux et internationalistes au cours de la cérémonie censée être tuniso-tunisienne d'orientation malékite, et le fait de leur avoir donné la parole, ont provoqué une levée de boucliers de certains oulémas dont, parmi les plus connus, Cheikh Farid El Béji et Cheikh Mokhtar Brahmi. Ce dernier en est venu à présenter purement et simplement ses condoléances au peuple tunisien sur sa page Facebook pour la perte de la Zeïtouna, livrée, selon ses termes, aux wahhabites ! Cheikh Farid El Béji, quant à lui, président de l'Association «Dar El Hadith Ezzeïtounia», qui compte, selon lui, 7.000 membres, nous précise qu'il est très heureux du redémarrage des cours à la Zeïtouna et qu'il a reçu l'engagement ferme de Cheikh Laâbidi que l'enseignement zeïtounien restera fidèle à son esprit et à son histoire: malékite achaarite, comme il l'a toujours été. Toutefois, sa voix s'élève : «Mais la présence des salafistes au cœur de cette institution représente une provocation à l'adresse des Zeïtouniens et un signe qui ne trompe pas que des concessions leur ont été faites». «Les salafistes, je les connais bien, s'exclame-t-il, je reçois de leur part des menaces de mort tout le temps. Ce sont des gens qui commencent par prôner le rassemblement et, à la moindre divergence, vous traitent d'apostat et appellent à votre mort... Ce sont des ‘‘exclusionnistes''» ! «Nous devons nous unir et nous rassembler, rétorque Cheikh Laâbidi, je préfère impliquer les salafistes et inviter leur chef qui saura leur parler que de courir un risque de violence», juge-t-il, pragmatique. La présence des chefs salafistes, selon le grand imam, est justifiée par son aspiration à unir tous les Tunisiens... Les ennemis, ce sont les autres, les «croisés», lâche-t-il sans sourciller. «N'avez-vous pas remarqué, insiste-t-il, que depuis un certain temps, les salafistes se sont calmés ? Eh bien, c'est grâce à des tentatives comme celles-ci», confirme-t-il. Quant aux échauffourées qui ont éclaté le jour même de la cérémonie, M. Laâbidi estime qu'il faut faire la différence entre les vrais salafistes et les intrus. «Le mouvement a été noyauté», tranche-t-il... «Vous, les médias, vous n'avez-vous pas été infiltrés ?», demande-t-il. «Mais, poursuit-il, la Zeïtouna est une institution indépendante, et n'a d'allégeance pour personne, ni pour aucun parti, argumente-t-il... Rached Ghannouchi a été invité en tant que zeïtounien et non en tant que chef de parti. Vous vous rendez compte que si la gauche arrivait au pouvoir, dit-il, la Zeïtouna prendrait alors une coloration gauchiste !». «Qu'ils enseignent leur médecine, nous enseignerons la nôtre» Ces préoccupations et autres querelles d'école, si importantes soient-elles, ne sont pas les seules. Le conseil de l'Ordre des médecins tunisiens a exprimé sa profonde inquiétude quant à l'intention d'enseigner la médecine à la Zeïtouna à travers un cursus diplômant. La question est évoquée pour Cheikh Laâbidi, qui répond: «Oui, la médecine sera enseignée en arabe. Des traducteurs vont s'atteler à traduire les manuels de médecine. Un volet de l'enseignement sera consacré à la médecine chinoise. Qu'est-ce qui reste de la médecine en Tunisie ? se demande-t-il, sceptique, des cliniques qui poussent tous les jours comme des champignons et des hôpitaux délabrés laissés à l'abandon ? Les médecins ont appris la médecine chez les Français avec les lacunes que nous connaissons, parce que les Français ne livrent jamais toutes les connaissances; ces médecins ne savent même pas s'expliquer en arabe et livrent des ordonnances incompréhensibles. Nous voulons moraliser la médecine, nous voulons des médecins à la fois compétents et pieux qui craignent de Dieu. Qu'ils enseignent leur médecine et nous enseignerons la nôtre» ! Pour ce qui est de cet enseignement qui, comme annoncé précédemment, sera gratuit, des dons des communautés musulmanes à travers le monde sont prévus, en plus ce ceux de nos compatriotes qui feraient déjà preuve, selon notre interlocuteur, d'une grande générosité. Le Cheikh Laabidi est un homme qui a beaucoup voyagé : il peut vous citer les capitales européennes une à une... A ce propos, il déclare solennellement que, tout en ayant connu les autres cultures et civilisations, il faut rester fier de ses origines. Un Tunisien, argumente-t-il, pourvu d'une nationalité française, restera un Tunisien de souche et considéré comme tel chez eux. Ce sera la visée de l'enseignement de la Zeïtouna, rassure-t-il: cette institution œuvrera à moraliser la société, à renouer avec notre histoire et notre authenticité en rayonnant par la science à travers le monde. «Notre religion encourage l'enseignement, dit-il : ce n'est pas comme l'Eglise. L'Occident a séparé l'Etat de la religion parce que leur Eglise n'encourage pas le savoir. Ce n'est pas le cas de l'Islam !». Au final, tout indique qu'une initiative individuelle a permis de préempter une institution et ce qu'elle représente comme symbole : le savoir musulman. Le gouvernement, probablement, n'a eu d'autre choix que de suivre le mouvement et tenter de l'encadrer, pour ne pas rester tout à fait hors du coup.