Vous qui nous lisez, vous avez peut-être un dossier dans les archives de la police politique! Ce n'est pas une plaisanterie de mauvais goût, mais la triste vérité. Un grand nombre de citoyens sous l'ancien régime ont été fichés et leurs vies décortiquées et dupliquées dans des rapports classés et numérisés. La police politique, à la fois crainte et haïe, usait des moyens de l'Etat pour surveiller une partie importante de la population, atteindre les gens dans leurs vies privées, leurs foyers, à coups d'écoutes et filatures, vidéos et parfois photomontages. Notre police politique, dans l'impunité la plus totale, concentrait tous les pouvoirs. Elle surveillait, jugeait de la culpabilité et au besoin, sanctionnait. Du coup, chaque Tunisien est fondé à se demander s'il a été surveillé, s'il a un dossier et si son contenu est bien sécurisé. Où se trouvent aujourd'hui ces fichiers ? Qui les gère ? Qui peut y avoir accès ? Ont-ils été correctement protégés après la révolution ? Que faut-il en faire aujourd'hui ? Qui sont ces gens qui nous ont regardés à travers le judas et ont tendu leurs grandes oreilles pour nous espionner? Enquête. Plusieurs acteurs se sont penchés sur le fonctionnement de cette nébuleuse parmi lesquels figure le centre intergouvernemental pour la sécurité, le développement et l'Etat de droit. L'antenne tunisienne de ce centre définit la police politique comme suit : «Ce n'est pas un appareil précis et autonome, mais plutôt une structure qui renvoie à un nombre de départements et de services publics ainsi qu'à des structures parallèles œuvrant en dehors du cadre étatique. Sous le régime Ben Ali, le travail de ce «département» n'œuvrait pas pour protéger la sécurité de l'Etat et des citoyens, mais plutôt pour servir le pouvoir politique en place». Sihem Ben Sedrine, militante connue pour sa bonne maîtrise du dossier policier, confirme cette définition. Au temps de Ben Ali, explique-t-elle, c'était l'ensemble du ministère de l'Intérieur qui était affecté au service d'un groupe dirigé par le chef de l'Etat en personne. Ce groupe avait des fonctions précises dans l'organigramme et plein de pouvoirs sur les institutions de l'Etat. Pour résumer les recherches que nous avons entreprises et les témoignages recueillis, la police politique était partagée entre cet organe diffus au sein du ministère de l'Intérieur et l'Atce. Quant au travail de surveillance proprement dit, il était en réalité réparti entre plusieurs services : renseignements généraux, sécurité présidentielle, services spéciaux de l'Armée et de la Garde nationale, cellules du RCD, Atce évidemment, ambassades de Tunisie à l'étranger, sans oublier les innombrables cafteurs volontaires. Où se trouvent les archives ? Apparemment, c'est un secret d'Etat, personne ne donne une réponse précise. Il y a néanmoins des hypothèses. Toutes les recherches et tous les recoupements que nous avons faits montrent que le cœur des archives se trouve dans le bâtiment principal et/ou dans l'un des bâtiments auxiliaires du ministère. Lors d'un séminaire, tenu les 12 et 13 novembre organisé conjointement par le Dcaf et l'association le Labo démocratique, à Tunis, ayant pour thème «Les archives de la police politique, un défi pour la transition démocratique», la question a été soulevée. Il en ressort en substance que personne ne connaît le lieu exact de ces archives. Les archives à caractère sensible, apprend-on, comprennent non seulement celles conservées au ministère de l'Intérieur mais également dans les bureaux du Premier ministère, dans les postes de police des quartiers et aux services pénitentiaires ainsi que dans les archives du RCD, sans oublier l'Atce et la présidence. Il existe deux types d'archives, explique pour sa part Sihem Ben Sedrine. En premier lieu, les archives classifiées gardées sous un protocole de protection réglementée, celles-là apparemment n'ont pas été touchées. Elles se trouveraient au ministère de l'Intérieur et dans un bâtiment mitoyen. Et en second lieu, les archives vivantes de l'administration de la police, ce sont des documents récents, datant de deux ans à peu près, dont les fonctionnaires disposent dans leurs bureaux. Qu'est-il arrivé après la révolution ? Au lendemain de la révolution, avance Sihem Ben Sedrine, ces archives vivantes, ou certaines d'entre elles, ont été détruites citant des déclarations faites devant la justice par Samir Feriani (haut cadre de la Sûreté qui a eu des démêlées avec la justice pour ses déclarations). Elle ajoute qu'une partie des archives récentes a été détruite dans une usine de pâte à carton située à cité El Khadra, à Tunis. Une autre partie aurait été détruite dans une zone proche de Bizerte. Des archives dans les administrations auraient été aussi supprimées, archives qui pouvaient prouver la corruption de certains responsables relevant de plusieurs ministères, notamment de l'Economie et des Transports. Pour la France, Mme Ben Sedrine cite également le célèbre cas de Botzaris, la cité universitaire tunisienne de Paris, où étaient regroupées des quantités d'archives résultant de la surveillance des Tunisiens de France. Une partie seulement de ces archives aurait été récupérée mais personne ne sait où elle se trouve. Qui a eu accès aux archives après la révolution ? Le ministre de l'Intérieur y a certainement accès, déclare la très bien informée Mme Ben Sedrine, des dirigeants d'Ennahdha pourraient avoir eu accès, notamment aux documents de l'Atce. Une bonne partie des documents qui se trouvaient au palais de Ben Ali ont été récupérés par la Commission d'investigation sur les affaires de corruption et de malversation présidée par le défunt Abdelfatteh Amor. A nous de nous poser la question : que faire à présent de cette masse de documents entassée à travers le temps, où vies privées s'entremêlent avec les secrets d'Etat ? Faut-il ouvrir cette effroyable boîte de Pandore et se préparer à ce qu'elle pourrait dévoiler ou la faire taire à jamais ? M. Haykel Ben Mahfoudh, conseiller principal du Dcaf, estime «qu'une bonne compréhension du passé et de ses erreurs permettra de reconstruire le futur de la société tunisienne. Même si la capacité d'oublier est importante, il est tout aussi important que la société retienne certains éléments de son histoire». Il préconise donc de créer une instance indépendante qui devrait se charger de collecter les archives politiques dispersées. «Cette instance, détaille-t-il, devrait avoir le mandat de les classer et les inventorier avant d'envisager d'ouvrir au public celles qui sont d'intérêt général et de réserver les autres à une utilisation plus restreinte», ajoute-t-il. Sihem Ben Sedrine est du même avis : «Le processus le plus sain serait d'instituer une haute instance de la justice indépendante, parajudiciaire, pourvue des mêmes garanties d'indépendance que l'appareil judiciaire et à la tête de laquelle seront nommées des personnes irréprochables, connues pour leur compétence et leur intégrité. De même les associations de la société civile ayant travaillé dans ce domaine précis, ajoute-t-elle, au nombre de trois ou quatre, peuvent être mises à contribution». Comment éviter les dérives du passé Afin d'anticiper et de prévenir toute répétition des abus du passé, après les recherches faites et les spécialistes approchés, les recommandations se rejoignent : il faudrait d'abord améliorer la gouvernance du secteur de la sécurité par la mise en place de mécanismes qui renforcent le contrôle démocratique des forces de sécurité intérieure. De même, il faut obtenir des forces de sécurité l'engagement et l'obligation de respecter les droits de l'Homme. De leur côté les autorités doivent s'engager en vertu des lois de poursuivre toute violation des droits et des libertés qui ont été faites par le passé. Sécuriser les archives représente une exigence immédiate. De même que la réglementation du fonctionnement des renseignements par l'adoption de lois publiquement accessibles qui définissent de manière claire et exhaustive les mandants des services des renseignements généraux. Au lendemain de la révolution, s'il y a un domaine qui a concentré haine et colère des Tunisiens c'est bien celui de la police. C'est que les souffrances sont trop grandes et les conséquences parfois irréparables. Des vies ont été perdues, des familles détruites et des personnes brisées, déclassées, qui se cherchent encore. Aujourd'hui les horizons sont ouverts, et la volonté est exprimée de réformer l'institution sécuritaire. Mais, parallèlement au travail du législateur qui doit intervenir et accompagner cette difficile lecture du passé et la construction du futur, les instances de justice transitionnelle, la société civile et les médias auront un rôle déterminant à jouer pour lire la page avant de la tourner, et pour éviter que cela ne se répète. Plus jamais ça !