Décidément, l'édition 2012 du Printemps des arts n'arrête pas de faire parler d'elle, depuis son ouverture le 1er juin. C'est surtout l'exposition d'El Abdellia (à croire qu'il n'y a pas d'autres espaces participant à l'événement!) qui a fait la polémique. On a crié à la censure, lors du vernissage et aux barbus, lors de la cérémonie de clôture qui a viré à la lutte idéologique. Après des menaces de vive voix et d'autres «facebookiennes», annonçant l'intention de décrocher certains tableaux jugés «blasphématoires» par d'obscurs individus (qui semblent s'être improvisés critiques d'art) que l'on dit appartenir à la tendance salafiste (ou pas...?), les artistes et autres protagonistes et amateurs d'art, avertis une heure avant la cérémonie, se sont rassemblés, au palais d'El Abdellia, pour défendre ces œuvres et avec elles la liberté de création... Ainsi, dimanche matin, nous apprend-on, des «salafistes» se sont rendus à la galerie El Abdellia, accompagnés d'un huissier-notaire et d'un avocat et ont menacé d'intenter un procès contre certains artistes et galeristes participants. Un ultimatum a été donné aux artistes qui devaient retirer leurs œuvres avant la prochaine visite (18h00) de ces sinistres individus, sous peine de représailles... Nous étions sur place à cette heure. La mobilisation des gens pour défendre les œuvres a, semble-t-il, porté ses fruits car, hormis quelques aller-retour accueillis par des «Dégage» et de brefs passages pour bien ausculter les œuvres en question, il n'y a pas eu de grabuge... En tout cas, pas avant la tombée de la nuit, puisque nous avons appris par la suite, par quelques riverains du quartier, qu'après la clôture officielle de l'exposition, une centaine d'énurgumènes barbus, dont certains en état d'ébriété (?!), ont attaqué les lieux, au vu et au su de nos forces de l'ordre, vandalisant certaines œuvres dont une grande installation qui occupait le patio du palais. Et ce qui relevait au départ de la contestation organisée a viré au vandalisme pur et dur et à l'atteinte aux biens privés et publics. L'origine de la polémique L'exposition d'El Abdellia (celle de Carthage aussi apparemment) semble s'être focalisée sur une thématique générale et régnante. Choix des organisateurs lors de la sélection des œuvres ou tendance générale? Le fait est que un bon nombre d'artistes ont été fortement inspirés par l'épouvante salafiste, l'extrémisme religieux et tout ce qui va avec. Une thématique qui a suscité l'ire de certains groupes qui ont vu — ou qui ont voulu voir — en cela une provocation et une atteinte aux préceptes de l'Islam et au sacré. A l'origine, donc, des travaux autour de cette peur de l'extrémisme, autour du voile, des châtiments corporels pratiqués sous d'autres cieux et prônés par certains courants «islamistes»... Disons par d'autres cultures. Le sujet semble être au menu du jour et fait écho, comme certains l'avancent, à une angoisse générale que les artistes tentent d'exorciser à travers leurs œuvres. Serait-ce une thématique suggérée par les organisateurs du festival ou est-ce que nos artistes ont tous les mêmes soucis thématiques et plastiques, parce que la tendance, ces deux dernières années, semble se tourner de plus en plus vers les installations et les «ready made», le plus souvent avec des approches très au premier degré qui révèlent une paresse au niveau de la poïétique et un penchant pour l'art fast-food ? Mais ceci est un autre sujet... Le fait est que les participants au Printemps des arts, cette année, semblent en grande partie s'être organisés en un courant artistique pour se focaliser sur l'épouvante salafiste, considérée par d'autres comme une fausse polémique politique créée et alimentée pour étouffer les vrais problèmes et défis sociaux et économiques... Plastiquement, les œuvres de cette tendance n'ont rien d'intéressant, en somme, que de la représentation creuse qui frôle parfois l'illustration. C'est le cas de cette installation de Nadia Jlassi qui reproduit une scène de lapidation ou encore ces multiples photographies numériques qui figurent des femmes voilées sans aucun apport plastique ou pictural. «Couscous à l'agneau» , la peinture de Mohamed Ben Slama est, apparemment, celle qui a dérangé le plus. En effet, ce dernier, en usant de jeux de mots et d'un humour acerbe, a mis en scène la servitude féminine. Le tableau figure ainsi un nu féminin (en premier plan) avec un plat de couscous pour cacher le sexe et, en guise de voile, un attroupement obscur, en arrière-plan, de sinistres figures masculines barbues... Les interprétations demeurent, certes, larges et subjectives et on se demande lesquels des deux a dérangé le plus, le buste féminin ou les figures de barbus? Un débat d'idées autour de cette œuvre, par exemple, ou d'une autre du même artiste qui n'est pas exposée à El Abdellia (qui figure entre autres la Mecque) et que les protagonistes de la campagne de dénigrement facebookienne ont cru bon de rééditer et de publier sur la toile, aurait pu s'installer. N'est-ce pas là le propre de l'art? Susciter des débats et des échanges intellectuels? A la place, on a eu droit à du vandalisme, à des menaces violentes et à un enchaînement de manifestations, lundi soir, aux slogans extrémistes. Des marches organisées, tard dans la soirée, à La Marsa, au Kram-Salammbô, à Carthage et ailleurs et qui, à l'évidence, n'ont rien de spontané, viennent nous rappeler les manifestations contre la diffusion du film Persepolis à la veille des élections de la Constituante. «L'instrumentalisation est trop évidente ! A qui profite cette grave tentative de diversion ! On est effrayé par les perspectives obscurantistes, mais on n'aura jamais plus peur! Qu'ils déploient leur cirque, ils ne passeront pas ! Le peuple est las, mais pas dupe !» a noté Mahmoud Chalbi dans ce sens. Maintenant, le plus important c'est de savoir à qui profitent tous ces mouvements qui s'appuient sur des motifs religieux, qui prennent spécialement pour cibles, ou comme boucs émissaires, les artistes et les intellectuels et qui sont le plus souvent soit couverts soit tus par nos forces de l'ordre ou, pire encore, justifiés, dans certains cas, par certains membres du gouvernement provisoire! A ce propos, le ministère de la Culture a rappelé, dans un communiqué rendu public lundi dernier, son attachement à la liberté de création, tout en condamnant «toute forme d'atteinte au sacré, comme ce fut le cas dans certaines œuvres exposées». Allez comprendre...