Par Anissa Ben Hassine L'université tunisienne est un espace en souffrance. Trop longtemps délaissée, instrumentalisée, sous-équipée, massifiée, déclassée avec des étudiants diplômés et chômeurs, des enseignants désabusés et sous-payés et un système qui, à force de vouloir copier ce qui se fait ailleurs, en a perdu son âme et son ancrage dans sa propre réalité socioéconomique. Si révolution il y a eu en Tunisie, elle aura bien été celle de ces milliers de jeunes éduqués mais sans perspectives d'avenir et de ces universitaires qui se sont tus trop longtemps, deux générations qui se sont retrouvées, comme par hasard, par une belle journée ensoleillée de janvier 2011 pour crier, d'une seule voix, «Dégage». Aujourd'hui, nous sommes à l'heure de l'écriture d'une nouvelle Constitution qui devrait inscrire dans le marbre cet immense espoir qui est né le 14 janvier 2011. La place qui y sera accordée au savoir, aux libertés académiques, à l'autonomie universitaire et à la neutralité des espaces universitaires sera déterminante pour préparer le terrain à la vraie révolution, celle des mentalités, de l'esprit libre et créateur d'un citoyen critique, ouvert et tolérant envers l'autre. A la lecture de l'avant-projet de la Constitution tunisienne, nous pouvons constater qu'il comporte un article (2.18) consacré à l'université en ces termes : «Les libertés académiques et la liberté de la recherche scientifique sont garanties. L'Etat doit mettre en place les moyens nécessaires afin de développer le travail académique et la recherche scientifique». Si l'on ne peut que se réjouir de l'inscription des libertés académiques dans le projet de la nouvelle Constitution, ce qui constitue une avancée par rapport à la Constitution de 1959 qui n'y faisait pas du tout référence, force est de constater que l'article en question souffre de trois principales insuffisances de fond et de deux limites de forme. Insuffisances au niveau du fond de l'article L'article proposé dans le projet de Constitution est tout d'abord flou. En effet, en ne délimitant pas ce qu'on entend par libertés académiques, il ouvre la voie à une multitude d'interprétations qui peuvent être autant de prétextes pour réduire, justement, ces libertés académiques. Rappelons, à ce propos, que les contours des libertés académiques ont été définis dans le cadre de conventions internationales dont on peut citer la Déclaration mondiale de l'enseignement supérieur de l'Unesco de 1998. Par libertés académiques, il est entendu la liberté d'enseignement et de discussion en dehors de toute contrainte doctrinale, la liberté d'effectuer des recherches et d'en diffuser et publier les résultats, le droit des enseignants d'exprimer librement leur opinion sur l'établissement ou le système au sein duquel ils travaillent, le droit des enseignants de ne pas être soumis à la censure institutionnelle et celui de participer librement aux activités d'organisations professionnelles ou d'organisations académiques représentatives. Ensuite, l'article proposé dans l'avant-projet de la Constitution tunisienne omet de faire référence au deuxième socle de base d'une université libre et participant pleinement au progrès de la société, à savoir l'autonomie des établissements universitaires. En effet, tant que les universités seront sous la domination du pouvoir exécutif, le ministère de l'Enseignement supérieur en l'occurrence, le risque qu'elles soient instrumentalisées au profit du pouvoir politique en place sera très élevé. Ce qui a été le cas avec l'ancien régime qui, en rabaissant dangereusement la qualité des études supérieures, a donné de fausses illusions d'employabilité à des milliers de jeunes qui ont été engagés dans des voies de garage sans perspectives d'entrée sur le marché de l'emploi. De même, nous assistons aujourd'hui, à une forme de décrédibilisation des instances élues dans les universités par le ministère de tutelle, une situation qui a atteint son paroxysme lors de l'envahissement de l'université de La Manouba par les salafistes et les critiques portées par le ministre de l'Enseignement supérieur aux décisions des membres du Conseil scientifique et du doyen, tous élus par leurs pairs. De même, on peut s'interroger sur certaines déclarations du ministre de l'Enseignement supérieur dans les médias lorsqu'il recommande, par exemple, la création de licences et de mastères en finance islamique. Afin d'éviter toutes ces interférences, les universités se doivent d'être autonomes, ce qui signifie autogestion, collégialité et direction académique. Enfin, la neutralité de l'espace universitaire n'est pas abordée au niveau de l'article proposé alors qu'elle est très importante à mentionner au niveau de la Constitution afin de préserver l'université de la politique partisane et d'empêcher que des partis politiques recrutent et mènent leurs campagnes au sein même des enceintes universitaires qui doivent être réservées exclusivement aux activités académiques et assimilées. Insuffisances au niveau de la forme Les expressions libertés académiques et liberté de la recherche scientifique se chevauchent. En fait, on peut se suffire de la première expression qui englobe la deuxième puisque les libertés académiques concernent aussi bien la liberté au niveau de l'enseignement qu'à celui de la conduite et la diffusion des recherches scientifiques. La dernière mention au niveau de l'article proposé, à savoir «L'Etat doit mettre en place les moyens nécessaires afin de développer le travail académique et la recherche scientifique» est une évidence et n'a pas lieu d'être mentionné au niveau constitutionnel. Au vu de ces insuffisances, il est essentiel que les précisions sur les contours des libertés académiques soient clairement mentionnées dans l'article réservé à l'université dans la Constitution et que la mention de la neutralité et l'autonomie des établissements universitaires y soient clairement indiquées. Dans ce cadre, le Forum universitaire tunisien (FUT), association d'universitaires créée au lendemain du 14 janvier 2011, a travaillé avec un ensemble d'experts et d'acteurs concernés par l'université tunisienne sur un projet d'article qu'elle a envoyé à l'ANC depuis le mois de mars 2012. Cet article pallie les insuffisances analysées plus haut et se présente comme suit : «Les libertés académiques sont garanties conformément aux conventions internationales en vigueur. Les institutions universitaires jouissent de l'autonomie et de la neutralité et sont gérées par des structures élues composées par des représentants des enseignants, des chercheurs et des étudiants». Cette correspondance, ainsi que la demande d'audience formulée auprès de la présidente de la Commission Droits et Libertés, Mme Farida Labidi, n'ont malheureusement pas été suivies d'effet et, à cette occasion, le FUT insiste encore auprès de l'ANC et de la Commission Droits et Libertés pour être reçu et entendu afin que cet article de la Constitution sur les libertés académiques fasse l'objet d'un vrai débat et reflète les aspirations des universitaires et de toutes celles et de tous ceux qui ont à cœur l'avenir de l'université tunisienne. *(Maître de conférences à l'Essect-Université de Tunis - Vice-présidente du Forum universitaire tunisien chargée des manifestations scientifiques)