Par Yassine ESSID La langue anglaise dispose d'une expression qui n'a pas encore trouvé son équivalent français pour qualifier un pays perçu comme ayant échoué à faire prévaloir ou à conserver ce qui est considéré comme les attributs fondamentaux d'un Etat souverain. Ce qu'on appelle un failed country est ainsi un pays caractérisé par certains indicateurs de vulnérabilité sociale, politique et économique, qui permettent d'évaluer ses risques d'effondrement dans le moyen ou le court terme. Des mesures sont ainsi effectuées à partir d'un ensemble de facteurs tels que l'abandon par l'Etat du contrôle de l'intégralité de son territoire, les interférences de la criminalité, de la corruption et d'une bureaucratie inefficace et irrespectueuse de la loi, l'impuissance de la justice, les abus de pouvoir d'une police qui tend à devenir plus puissante que le gouvernement ou l'ingérence de l'armée dans la vie politique. Enfin, et c'est spécifique de l'époque moderne, l'usage de la violence dite légitime à l'intérieur de ses frontières ; un attribut sans lequel le pouvoir est incapable de prendre des décisions collectives. Car lorsque le monopole de la violence en vient à être brisé ou contesté, se produit une régression par la constitution de groupements autonomes : unités paramilitaires, seigneurs de la guerre, terroristes et cartels criminels qui remettent en cause l'existence même de l'Etat qui cesse alors de faire appliquer la loi générale qui vaut pour tous les ressortissants du territoire sur lequel s'étend son pouvoir. Cet Etat devenu fragile, servi par un gouvernement central faible et inefficient, et éreinté par un profond déclin économique, n'est plus alors en mesure d'assurer convenablement les services publics nécessaires ni d'interagir à côté d'autres Etats comme un membre à part entière de la communauté internationale. Dieu merci on n'en est pas encore là en Tunisie, mais on y vient lentement, sûrement et inévitablement, si par malheur persistaient ces glissements progressifs qui remettent chaque jour en cause les fondements de l'Etat, s'il n'y pas un sursaut de conscience et de lucidité et un réel engagement de toutes les composantes de la société civile pour sauver le pays. Peu importe, en effet, si l'Etat tunisien répond ou non aux indicateurs mentionnés, s'il méritera un jour ce label. Le fait est que le fiasco de vendredi est venu conclure une longue série de revers essuyés par l'actuel gouvernement, révélant son inaptitude à faire face aux événements et aux multiples défis qu'il rencontre dans sa gestion des affaires du pays. Oser, après les événements sanglants de Benghazi, ranger la manifestation prévue devant l'ambassade des Etats-Unis à Tunis dans la catégorie des rassemblements pacifiques, ne nécessitant par conséquent aucune autorisation ni précaution préalables, est d'une naïveté déconcertante et relève de l'inconscience pure et simple. Le maigre dispositif sécuritaire constaté, avait alors poussé Hillary Clinton à réclamer avec insistance à M. Marzouki de renforcer la sécurité de l'ambassade, jugée peu rassurante par les Américains. Des centaines de membres de la garde présidentielle, lourdement armés, furent alors dépêchés afin de prêter main forte à la police et à l'armée. Une initiative encore inimaginable il y a peu dans un pays où les fonctions de police et de sécurité sont réputées parfaitement intégrées et qui devrait susciter nombre d'interrogations, mais aussi d'inquiétudes, sur le fonctionnement effectif des forces de sécurité dans le pays. Il y aurait donc d'un côté la police, la Garde nationale et l'armée, qui relèveraient du gouvernement et, de l'autre, une garde prétorienne qui cantonne à Carthage, autonome, crainte et redoutée, constituée de soldats d'élite et intervenant comme une ultime réserve en cas de bataille et qui ne répond qu'aux ordres de la présidence. Qu'arrivera-t-il le jour où, présidence et gouvernement ne seraient plus du même bord, chacun disposant cependant de sa police, de sa garde rapprochée pour les instrumentaliser à ses fins propres? Cette initiative relève-t-elle d'une simple discordance dans l'appréciation des événements ou, pire encore, serait-elle carrément l'expression d'un conflit sournois dont auraient largement profité les manifestants? Au-delà des polémiques, des faits demeurent intangibles, notamment les reculs et les abdications récurrents de ce régime devant les violences salafistes. On ne rappellera jamais assez toutes les agressions, toutes les violences, toutes les brutalités contre les personnes et les destructions des biens d'autrui perpétrées par ces groupes et restées, à ce jour, totalement impunies. Mais le plus affligeant dans ce fiasco, du moins pour ceux qui possèdent encore la fibre patriotique et craignent pour l'avenir de ce pays, vient de la déclaration faite par l'ambassadeur des Etats-Unis à Tunis à une radio périphérique. Usant d'un ton de totale irrévérence pour le gouvernement, délaissant le langage mesuré de la diplomatie pour une rhétorique foncièrement directe et cassante que l'on aimerait ne plus jamais avoir à subir, il a rappelé, comme si le gouvernement tunisien était réputé pour sa désinvolture et son ignorance des conventions internationales, que les casseurs seront les payeurs. Il a ajouté ensuite, à l'adresse des Tunisiens cette fois, que ce que les manifestants ont commis aura certainement des répercussions fâcheuses sur leur vie et leur économie car il serait difficile de pousser les Américains à investir dans un Etat peu sûr ayant fortement terni son image et sa crédibilité. La gravité de l'événement et la pitoyable conduite de cette affaire sont aujourd'hui nettement reconnus par l'opinion publique. Toutefois leurs retombées sur l'économie et sur la politique étrangère du pays se manifesteront plus tard, négativement. Mais un sentiment est d'ores et déjà ressenti et partagé par l'ensemble de la population, celui-là même qu'éprouve l'homme de la rue lorsqu'il anticipe, non sans inquiétude, que si l'ambassade des Etats-Unis n'est plus en sécurité alors personne ne l'est !