L'esprit de famille de Dar Essabah, c'est effectivement ce qu'on ressent lorsqu'on pénètre dans les locaux de ce journal vieux de 62 ans, et dont les salariés sont entrés dans leur 25e jour de sit-in. Des visages souriants malgré les circonstances, des gens convaincus de leur cause en tant que salariés mais aussi et surtout, en tant que journalistes qui n'entendent pas se laisser confisquer une liberté d'expression à peine arrachée. C'est dans cette ambiance très particulière que s'est tenue hier matin, une conférence de presse organisée par les salariés et dont le thème était « La situation financière de Dar Assabah». Cette initiative des salariés vient en réponse à un rapport alarmiste du conseil d'administration du journal, selon lequel la situation financière de l'entreprise est désastreuse. Venus soutenir le sit-in des employés de la Maison Assabah, les représentants de l'Ugtt, le président de la Ligue Tunisienne des Droits de l'Homme Abdessattar Moussa ainsi que la présidente du Syndicat National des Journalistes Najiba Hamrouni, ont réaffirmé que le combat auquel se livrent les journalistes est le combat de toute la société civile. Ils rappellent également que la liberté d'expression acquise de haute lutte n'est pas un don du gouvernement. Au cours de cette conférence de presse, notons qu'un «dégage !» retentissant a été scandé suite à l'apparition furtive du Directeur Général, Lotfi Touati de cette institution de presse. Suite à quoi Moez Joudi, expert international en gouvernance prend la parole, dans le but d'évaluer de façon «objective» la situation actuelle de Dar Assabah. «Avec une participation d'environ 24% dans le PIB national, les familles proches de Ben Ali avaient raflé les fleurons de l'économie du pays», nous explique cet expert, «il n'est donc pas raisonnable de parler de situation économique désastreuse pour Dar Assabah et justifier ainsi son bradage, surtout que c'est une entreprise dont le taux d'endettement est des plus bas», continue-t-il. M.Moez Joudi fait remarquer que la vente d'une entreprise publique vient en dernière étape d'une démarche scientifique englobant l'assainissement des finances de l'entreprise, qui ne sont pas aussi catastrophiques, et une restructuration qui permettrait éventuellement de vendre cette entreprise au meilleur prix. Il rappelle, aussi, que le conseil d'administration est responsable devant la justice, des rapports qu'il publie et exhorte celui-ci à publier les états financiers de l'entreprise. Des salariés actionnaires C'est ce que propose Anis Wahabi, expert-comptable, qui estime l'opération possible à l'instar de ce qui a été fait ailleurs dans le monde (justement au journal français Le Monde). Au moins 20% des actions pourraient être cédés aux journalistes, plus exactement à ce qu'on appelle une société de rédacteurs. L'actionnariat salarié est envisageable comme sortie de crise, selon cet expert-comptable, qui énumère un certain nombre d'avantages de ce genre d'orientations dont la reconversion des créances des journalistes en actions (certaines sommes sont dues aux salariés) et la motivation des journalistes qui sera boostée par le fait qu'ils travailleraient dans leur propriété. M.Anis Wahabi, critique la précipitation du gouvernement à vouloir vendre la maison, et demande aux présents : « A combien évaluez-vous le nom commercial de cette société de presse !? ». Cette proposition, techniquement réalisable, pourrait aller au-delà de 20% des actions, et pourrait être étendue à d'autres entreprises confisquées. Pourvu que les parties prenantes se mettent autour d'une table pour discuter sereinement. La Société des rédacteurs du Monde : Un cas d'école «Nous ne nous laisserons pas, cette fois-ci, vendre avec les meubles» déclare le journaliste Emile Henriot en 1951, à la suite de la démission du fondateur du journal Le Monde Hubert Beuve-Méry. C'est alors qu'une pétition signée par les journalistes du Monde adressée aux actionnaires, demande le droit à la copropriété du journal. Créée, la Société des rédacteurs arrive à récupérer 80 des 280 parts du Monde, soit 28,57% du capital. Mais à la suite des recapitalisations qu'a connues le Journal, sa part a peu à peu rétréci, à 32,25% en 1986 et 22% actuellement. Caractéristiques actuelles de la Société des rédacteurs du Monde : Société civile à capital variable. Critères d'adhésion : appartenance à la rédaction (y compris retraités), adhésion volontaire. 430 personnes associées. La société civile détient presque 22 % du capital de la société éditrice du journal, soit la minorité de blocage. La société civile a un droit de veto sur la nomination du responsable du journal, un droit de révocation de ce responsable, un droit de regard sur la nomination du directeur du groupe. K.B.S.