Du 5 au 11 octobre s'est tenu à Strasbourg le premier forum mondial de la démocratie organisé par le Conseil de l'Europe. Si l'aspiration à la liberté se répand depuis presque deux ans dans une bonne partie du monde arabe, la démocratie semble reculer sous la montée des extrémismes et des obsessions sécuritaires dans des pays où elle était pourtant ancrée... C'est dans cette capitale européenne, symbole de la réconciliation franco allemande, siège du Parlement européen, de la Cour européenne de justice et du Conseil de l'Europe où s'édictent les normes et la jurisprudence dont l'effet s'étend sur 47 pays d'Europe, que 1.500 personnes et 120 nationalités ont été conviées à réfléchir sur l'état de la démocratie dans le monde. Des invités prestigieux tels que Ban Ki-moon, le Secrétaire général des Nations unies, Tawakol Karman, lauréate yéménite du Prix Nobel de la paix 2011, Abdelilah Benkirane, le Premier ministre marocain ont ouvert ou assisté aux travaux de ce forum qui a discuté de «La démocratie à l'épreuve : entre modèles anciens et réalités nouvelles». D'autre part, des personnalités pressenties ont annulé leur participation pour des motifs de surcharge d'agendas, tels que François Hollande, le président français et Moncef Marzouki, le président tunisien, pourtant ancien étudiant en médecine de la Faculté de Strasbourg... «De la démocratie des paroles à la démocratie des faits» «Quelles forces modèleront à l'avenir les sociétés démocratiques ? Les nouvelles voix nées du Printemps arabe amèneront-elles une stabilité durable ? Et peuvent-elles être une source d'inspiration pour les réformes qu'ont à mener les démocraties occidentales établies ? », s'est interrogé Thorbjorn Jagland, Secrétaire général du Conseil de l'Europe. Ces démocraties se voient aujourd'hui, selon Bernard Cazeneuve, ministre délégué aux Affaires européennes de la France, mises en cause par le marché. «Quel est l'avenir de la démocratie représentative, lorsqu'elle est concurrencée par l'immédiateté des sondages et les liens parallèles des réseaux sociaux ?», ajoute encore M. Cazeneuve. Si, partout dans le monde, l'horizon des autoritarismes se réduisant, la démocratie avance, elle reste toutefois fragile. Y compris dans les pays européens. Alvaro Gil Robles, ancien Commissaire aux droits de l'Homme du Conseil de l'Europe a déclaré dans une des séances plénières du forum: «Nous avons des doutes aujourd'hui : la démocratie passe par une crise. Dans la lutte contre le terrorisme, nous avons souvent sacrifié à la justice le principe de la sécurité du territoire. L'Europe des 47, forte de ses valeurs et de sa diversité culturelle doit aller vers les pays qui construisent des démocraties nouvelles et leur dire : «travaillons ensemble». Il faudra faire plus d'efforts pour évoluer de la démocratie des paroles à la démocratie des faits». Identités multiples et «vivre ensemble» Justement, l'écho de la menace qui pèse sur les rêves de liberté nées des révolutions arabes n'a pas cessé de retentir le long d'un forum parlant arabe dans la plupart de ses salles de conférence et lors de ses séances plénières. Une menace relayée par des élus locaux et des universitaires tunisiens. Le doyen de la faculté de la Manouba, Habib Kazdaghli et le professeur Amel Grami ont alerté l'opinion publique internationale sur le danger représenté par les nouveaux groupes extrémistes, qui essayent, au nom d'une lecture étriquée de l'Islam, d'imposer leurs lois sur l'université et sur l'espace public. «Une des conditions du vivre -ensemble est incarnée par le concept de «l'autonomie des sphères», qui suppose que chaque métier soit régi par un code admis de tous. La dimension pédagogique de l'enseignement suppose des règles de l'interaction et de la communication entre le corps enseignant et les étudiants. Le port du nikab va à l'encontre de cet esprit. Pour avoir défendu les exigences de notre métier, nous avons subi de multiples pressions, qui ont abouti à ma traduction devant le tribunal», a noté le doyen. Amel Grami a souligné de son côté qu'une grande part des tensions qui agitent la société tunisienne post-révolutionnaire tourne autour de l'échec du gouvernement à imposer la neutralité de l'espace public : «Des prières collectives y ont été organisées. Des manifestations culturelles ont été interdites par la violence», précise-t-elle. Un défi lancé à la démocratie, l'idéologie et la religion n'ayant jamais garanti par le passé les libertés individuelles ? «Oui», affirmerait un juriste français comme Patrick Waschmann, pour qui les guerres de religion constituant l'arrière-fond de l'histoire commune de l'Europe, la pacification du climat démocratique régional résulte d'une volonté commune de désinvestir le religieux de l'espace public : «Il y va du pluralisme chèrement acquis au cours des siècles». La Convention européenne des droits de l'Homme faisant écho à la Déclaration universelle des droits de l'Homme cantonne le religieux dans la sphère privée. La mission de l'Etat consiste ici à faire régner la paix entre les religions et à s'ériger en un arbitre des libertés de croyances, minoritaires soient-elles. Polyphonies arabes L'autre son de cloche, qui s'est exprimé en arabe et parfois dans un anglais châtié, comme celui de l'Egyptien Moez Massoud, animateur de radio et de télévision, est celui des leaders islamistes, présents en force à Strasbourg. Ce discours appelle à l'émergence d'une troisième voie qui se ressource dans l'Islam modéré. Car, selon Moez Massoud, imposer les valeurs laïques aux nouvelles démocraties nées du Printemps arabe ne peut que radicaliser ses peuples, qui, affirme le leader religieux, «se définissent par ce qu'elles ne veulent pas être plutôt que par ce qu'elles sont» et pour qui ajoute-t-il, «la vision du sacré est collective et le voile une norme incontestée». Amel Grami, qui partageait le même panel que Moez Massoud réplique : «Cette vision du monde arabo-islamique occulte ses identités multiples !». Le risque consiste bien en ce que ces voix ne se rencontrent jamais et continuent à se regarder en chiens de faïence lors du grand chantier de la transition démocratique ouvert depuis près de deux années ,notamment en Tunisie, en Egypte et en Libye. «Le printemps arabe», a-t-il vraiment donné naissance à «l'hiver islamiste», a lancé Sylvie Kauffmann, directrice éditoriale au journal Le Monde lors de sa modération du déjeuner-débat organisé au restaurant bleu du Conseil de l'Europe sur « Quelle démocratie après le Printemps arabe ?». Dans un monde aussi interconnecté que celui où nous vivons, l'élan des peuples vers la démocratie paraît aujourd'hui irrésistible. Pour l'universitaire et président du réseau associatif Lam Echaml Moncef Ben Slimane, invité également à Strasbourg, l'échelle du temps révolutionnaire est beaucoup plus longue que celle du temps normal, les nouvelles institutions se construisant sur les années. Hypothèse que partage Simona Granat Menghini, de la Commission de Venise, instance du Conseil de l'Europe spécialisée en matière de droit électoral et de droit constitutionnel : « Les Constitutions des nouvelles démocraties s'élaborent sur le long terme. Savez-vous que vingt ans après le début de sa transition démocratique, la Roumanie n'a pas encore finalisé l'écriture de sa Constitution ?».