Non, en fait, à moi, «Ella» Wassila n'a rien dit. Et pourtant, ce ne fut pas faute d'avoir souhaité recueillir ses mémoires : au cours des quelques fois où j'avais pu l'approcher, au cours du voyage à Paris du président Bourguiba, pour lequel elle avait demandé à ce que je couvre son séjour pour La Presse, au cours d'autres rencontres officielles ou amicales. C'était trop tôt ou peut-être trop tard. Enfin, ce n'était pas le moment. Et quand elle est partie, le regret fut grand de ne pas avoir su écouter ce témoin privilégié de l'Histoire de la Tunisie, de n'avoir pas pu retenir la mémoire de cet esprit subtil, de cet acteur politique qui faisait et défaisait les équilibres. Et voilà qu'aujourd'hui, on découvre qu'il y a quarante ans de cela, Wassila Bourguiba avait sacrifié à cette tradition de l'entretien. C'était avec Jacqueline Gaspar, à l'époque épouse de Si Béchir Daoud dont on savait l'affectueuse amitié qu'elle et le président lui portaient. Jacqueline Gaspar a signé d'autres ouvrages, dont l'un consacré à son frère, le célèbre danseur Jean. «Wassila Bourguiba - Entretiens» est particulier. Il retrace une époque, témoigne d'une amitié et n'aurait pu se faire sans une confiance totale de part et d'autre. Il vient de paraître aux éditions Demeter qui ne publient pas beaucoup, mais toujours à bon escient. «J'avais conscience que c'était un privilège de recevoir de la bouche de cette femme forte et sensible, de cette «participante» d'exception, de cette femme libre, un peu de la petite histoire, mais aussi de la grande Histoire de la Tunisie. C'est à ce titre que je trouve licite, quarante ans ayant passé, de confier ce texte au lecteur», écrit Jacqueline Gaspar. Ces entretiens se déroulent de novembre 1972 à mars 1973. Une époque tendue, riche en évènements, difficile. Bourguiba, vieillissant, malade, ne veut rien lâcher de son pouvoir. Les démocrates font sécession, les étudiants s'agitent, Ben Salah s'enfuit de sa prison et Kaddafi se fait vertement moucher par Bourguiba dans un discours entré dans l'Histoire. Et Wassila de raconter... A bâtons rompus, avec un naturel et une sincérité déroutante, elle livre le fond de sa pensée à Jacqueline Gaspar et à ses questions pas toujours politiquement correctes. «Elle parlait facilement, avec plaisir me semble-t-il, et ses souvenirs se mêlaient à ses jugements anciens ou du moment. Elle ne m'a sans doute pas «tout» dit, mais dit-on jamais tout, et elle m'en a dit beaucoup», dit l'auteure. Effectivement, Wassila Bourguiba parle de Bourguiba bien sûr, en tant qu'homme d'Etat, mais aussi en tant qu'époux, passionnément épris, exclusif, caractériel, et difficile à vivre. Elle parle de sa vie de militante, mais aussi de sa famille, la chose la plus importante pour elle, de son rôle de première dame, pas toujours compatible avec son amour irrépressible pour la liberté, de son goût du terroir, de sa passion pour l'agriculture et de son attachement aux choses simples. Elle raconte aussi ses grandes rencontres, Nasser, impressionnant et charmeur, le roi de Suède et son épouse, Arafat... Elle raconte, enfin, «ce qu'elle a dans le cœur», comme elle dit, l'amour et la mort, la foi et la peur, ses regrets et ses espoirs en la jeunesse. Tout ceci, elle le raconte et Jacqueline Gaspar le transcrit dans un langage «parler familier», où l'on sent affleurer le dialectal tunisien et la traduction, quelquefois, littérale de «Ella» Wassila qui répétait toujours qu'elle n'était pas une intellectuelle. Peut-être pas, mais quel grand esprit tout de même.