19h30, à l'entrée de la salle Le Colisée, les acrobates perchés sur des échasses accueillaient les convives qui, enchantés par cette présence, ne se doutaient pas un seul moment de ce qui les attendait dans ce qui est censé être la cérémonie d'ouverture de l'unique grand festival international dédié au cinéma que nos cieux abritent tous les deux ans, voilà bientôt un demi-siècle. Certains l'avaient peut-être un peu pressenti, les plus récalcitrants et les insatisfaits qui se sont regroupés à l'intérieur pour exprimer leur indignation contre l'atteinte, dans la violence, à la liberté d'expression, représentée à titre d'exemple, par le cas de Oussama Bouagila, un jeune tagueur qui, surpris par des policiers en train de taguer sur un mur à Gabès, avait été la cible de tirs à balles réelles, alors qu'il prenait la fuite avec son ami Chakir Berrich. Ces deux jeunes passeront devant le tribunal le 5 décembre 2012. Il y avait aussi des techniciens de cinéma et de l'audiovisuel qui réclamaient un syndicat pour défendre leurs droits, «Créer c'est résister, résister c'est créer» arborait l'un d'eux sur une pancarte. On lisait également sur d'autres «Gaza saigne» et «Free Palestine». A l'heure prévue pour le démarrage de la cérémonie d'ouverture des JCC (20h00), les portes restaient fermées — par les portes, on entend les limites des barrières —. Avant la fête, le cauchemar ! En effet, et alors qu'on s'attendait à une ouverture sobre et sans tapage, on s'est vite heurté à l'amère réalité : un large passage au milieu de l'entrée de «la reine des salles», avec tapis rouge déroulé, réservé aux invités de marque, les vedettes, les stars du 7e art et autres membres du jury et uniquement une des extrémités (l'autre fermée sans raison et sans logique aucune, si ce n'est celle de la déraison!) délimitée par des barrières avec un étroit passage pour les autres convives et détenteurs de cartons d'invitation pour la cérémonie et auxquels se sont mêlés passants et autres curieux venus contempler l'inaccessible! Bien entendu, les invités de marque se comptaient sur les doigts de la main comparés aux autres, cinéastes, journalistes, cinéphiles qui patientaient amèrement dans une ambiance étouffée où la sueur et les bousculades ne faisaient que mettre à vif les nerfs. Certains ont vite craqué et ont quitté les lieux en vociférant, les autres, sur leur trente et un, ont fait don de leur patience et de leur sueur par amour pour les JCC! Avec l'ouverture du passage, les choses ne se sont, bien entendu pas, arrangées et on a commencé à s'empresser pour accéder à cet étroit passage gardé par trois colosses qui prenaient un malin plaisir à crier à la face des convives, en s'étonnant, de surcroît, qu'il y ait bouchon! Entre-temps, de l'autre côté de la barrière et dans ce que révélait le champ des caméras qui passaient en direct la cérémonie sur la Nationale 2, les choses passaient pour parfaites avec glamour et paillettes et on voyait défiler sur le tapis rouge les «stars» et autres invités de marque du festival. En somme, ceux qui étaient du bon côté de la barrière. Première biennale post-14 janvier L'élégant et beau duo Meriem et Malouki, les deux animateurs de la soirée, et le directeur du festival, Mohamed Médiouni, ont tant bien que mal essayé de calmer les nerfs des présents qui se sont vite exécutés, quand ce dernier les a invités à observer une minute de silence à la mémoire des martyrs de Gaza. Et voilà que l'on déclare officiellement ouverte cette 24e édition des Journées cinématographiques de Carthage qui tentera de dépasser le cauchemar de l'inauguration avec un programme assez bien concocté, proposant 243 films répartis sur 13 salles, la célébration du 50e anniversaire de l'Indépendance algérienne et les clins d'oeil à trois monstres du cinéma arabe et africain : l'Egyptien Taoufik Salah, la Malien Souleyman Cissé et le Tunisien Taïeb Louhichi, tous trois présents dans la salle et qui ont rendu hommage à Tahar Cheriâa, mémoire des JCC. «Ce festival m'a tout donné. Ma carrière a pris racine ici avec un film primé pour la première fois et c'est ici que je veux dire aux nouvelles générations que l'Afrique est en marche et que personne ne pourra l'arrêter!», a lancé le cinéaste malien. Place fut ensuite cédée à la musique et après l'interprétation lyrique de l'hymne national par quatre choristes de l'Opéra de Tunisie, ce fut au tour du jeune soul-man tunisien Mehdi R2M de proposer au public son fameux titre «Je suis tunisien et j'en suis fier», pour ensuite enchaîner avec une version soul de l'hymne national. Entre le passage sur scène du groupe sénégalais «Mamma Africa», ceux du jeune interprète lyrique tunisien Haythem Hadhiri et de la «Reine du chant», la Malienne Khira Arbi qui assura un concert aujourd'hui au Théâtre municipal de Tunis, les animateurs se sont chargés de donner un avant-goût des œuvres en lice dans les trois catégories de la compétition officielle (courts métrages, documentaires et longs métrages) avec la présence des différents membres des jurys. Le Palestinien, originaire de Gaza, Rachid Maâcharaoui, président du jury courts métrages, a profité de l'occasion pour faire la révérence au peuple palestinien en ces durs moments marqués par les attaques israéliennes. L'Italien Renzo Rossellini, qui préside le jury de la section documentaire, a souligné l'hospitalité de la Tunisie qui a abrité bien des Italiens qui ont fui le fascisme en appelant son pays à en faire de même. Des propos qui ont été chaudement applaudis par l'auditoire. L'interprétation, en play back de Sofien Safta, de la chanson «Dégage» de la bande-annonce du film éponyme de l'ouverture signé Mohamed Zran, était de trop dans cette soirée qui devenait de plus en plus longue et de plus en plus improvisée et ce n'est qu'à 22h30 que le film, tant attendu, fut projeté. «J'applaudis l'auditoire pour sa patience et je vous remercie d'avoir patienté pour voir mon film, surtout après le mauvais accueil et cette longue soirée», a déclaré compatissant et reconnaissant Zran, des propos que l'on souhaitait entendre de la part de la direction et de l'organisation qui, disons-le, a failli dans l'organisation de cette soirée inaugurale. «Dégage», le maître-mot du 14 janvier 2011, qui prend l'allure d'un documentaire filmé par les soins de Zran et qui s'est fait tant attendre dans nos salles. C'est aux démunis, aux laissés-pour-compte, aux oubliés, à la part «maudite» de la Tunisie, aux vrais insurgés et aux braves femmes qui travaillent toute la journée pour un salaire journalier de 4 dinars que le réalisateur dédie son film qu'il affirme avoir tourné avec corps et âme en reconstituant, caméra à la main, les événements pré et post-14 janvier et en cédant la parole à un peuple longtemps muselé. «Laissez-moi m'exprimer! Laissez-moi parler», criait avec névrose un des protagonistes du documentaire que le réalisateur avait filmé lors d'une manifestation.