Le dépôt par les partis Ennahdha et CPR, soutenus par certains constituants appartenant à d'autres courants, d'un projet de loi, auprès du bureau de la Constituante, visant «l'immunisation de la révolution», et écartant les anciens responsables du RCD dissous de la vie politique, a suscité un grand débat au sein du paysage politique national. Comment les différents protagonistes de la vie politique ont-ils réagi à ce projet de loi ? Estiment-ils qu'il intervient au bon moment alors que l'ANC tarde à finaliser le texte de la Constitution et à mettre en place les instances propres à ouvrir la voie aux prochaines élections ? Réactions. Abdelwaheb Héni, président du parti Al Majd : La justice transitionnelle vidée de son esprit Nous pensons que c'est à la justice de décider de suspendre les droits politiques et civiques de quiconque sur la base de sa responsabilité dans un crime ou un délit puni par la loi (torture, escroquerie, vol de deniers publics, etc.). Secundo, le principe de la responsabilité collective existe bel et bien mais toujours sur la base de l'implication directe ou indirecte et de la participation effective ou passive à un crime ou à un délit. C'est pour cela que c'est à la justice de trancher dans un esprit de respect de l'Etat de droit parce que la démocratie ne peut en aucun cas reproduire les méthodes de la dictature et ses marques de fabrique. L'exclusion, la répression et l'atteinte aux droits, ce sont les outils de la dictature et non des signes de la démocratie. Au parti Al Majd, nous pensons qu'il est préférable de traiter cette question dans le cadre de la justice transitionnelle qui va nous permettre, en tant que nation, de gérer notre passé et notamment les violations massives des droits de l'Homme dans leur acception globale. Nous disons aux constituants qui ont déposé le projet de loi en question si rapidement que l'ANC traîne à finaliser son travail initial, à savoir la rédaction de la Constitution ainsi que la mise en place de l'Isie et du futur code électoral, qu'ils sont en train de se précipiter pour des raisons électorales et de vider le processus de justice transitionnelle de tout son esprit. Finalement, ils sont en train de dénaturer le processus de transition démocratique. Ahmed Seddik, secrétaire général du Parti de l'avant-garde arabe démocratique : Une manœuvre purement électoraliste C'est une question en rapport direct avec la justice transitionnelle qui a été confisquée et vidée de son sens alors qu'elle constitue l'outil unique pour immuniser la révolution et la mise en place des fondements moraux et juridiques propres à préserver notre révolution contre toute tentative de confiscation de la part de n'importe quelle partie. Je considère que ce projet de loi constitue une manœuvre partisane qui a pour objectif de réaliser des acquis à caractère électoraliste étriqué n'ayant aucun rapport avec la révolution. La révolution a appelé, dès son déclenchement, à la décomposition du système de la malversation et de la dictature. Malheureusement, rien n'a été fait jusqu'ici dans ce domaine. La révolution est intervenue pour permettre au peuple d'exercer sa liberté de choix et non pour exclure quiconque. C'est un projet de loi semblable à celui de l'extermination du parti Al Baâth, en Irak. Ceux qui cherchent à promulguer cette loi ne sont pas moins purs ou despotiques que ceux dont ils visent l'exclusion, et l'expérience que nous vivons actuellement en est la preuve. Cela ne veut dire, en aucune manière, que nous acceptons le retour inconditionnel des symboles de la malversation et de la répression. Chokri Ghaddab, secrétaire général du parti Equité et égalité : Il faut mettre un terme à la nostalgie des anciens du régime déchu Notre parti approuve pleinement ce projet de loi dans la mesure où il faut préserver notre révolution contre l'ancien régime et ses symboles, d'une part, et il est impératif, d'autre part, de baliser la voie à la réussite de la transition démocratique. Un vrai danger nous menace actuellement puisque plusieurs figures de l'ancien régime commencent à bouger sur la scène politique nationale profitant du fait du vide y régnant et des possibilités qui leur sont offertes pour s'y activer. Elles profitent également du sentiment de non-satisfaction des grandes masses populaires qui estiment que les objectifs de la révolution n'ont pas été réalisés. J'estime qu'il faut mettre un terme à cette fausse nostalgie qui menace réellement la révolution et laisse la place aux nouveaux partis politiques qui ont lutté sous l'ancien régime et qui s'imposent aujourd'hui sur la scène politique nationale. Quant à ceux qui soutiennent que c'est à la justice transitionnelle de se prononcer sur la participation ou l'exclusion des anciens symboles du régime déchu, je réponds que la justice transitionnelle est incapable d'assainir la scène politique nationale. Je pense que la loi sur l'immunisation de la révolution n'est pas de nature à empiéter sur le champ d'action de la justice transitionnelle et je crois, plutôt, qu'il y a complémentarité entre elles. Slaheddine Jourchi, militant des droits de l'Homme : L'exclusion est désormais légale Le projet de loi n'est pas surprenant dans la mesure où il était prévu depuis quelques mois. La seule nouveauté consiste en le soutien de quelques groupes parlementaires à Ennahdha et au CPR, Ettakatol ayant choisi de demeurer à l'écart de cette opération. Quant au contenu du projet de loi en question, je fais remarquer que la formule discutée au sein de la Haute instance de la réalisation des objectifs de la révolution a été revisitée en approfondissant certains de ses aspects. Ainsi, le projet de loi proposé revient à la date du 2 avril 1989 en tant que date à partir de laquelle l'exclusion commencera à prendre effet. D'autre part, plusieurs catégories sont touchées par l'exclusion, ce qui constitue une opération d'élargissement de ceux qui seront empêchés de pratiquer la politique, y compris ceux qui ont occupé le poste de président-directeur général durant cette période. Quant aux mounachidine, il va falloir dresser une liste réelle de ceux qui l'ont fait effectivement, surtout quand on sait que plusieurs ont déclaré que leurs noms ont été publiés contre leur volonté et se sont adressés même à la justice pour prouver qu'ils ont été trompés. L'essentiel dans ce projet de loi est qu'une partie importante de la classe politique au pouvoir soutenue par certaines parties qui lui sont acquises a décidé de faire en sorte que de 30 à 70 mille Tunisiens seront privés non seulement de se porter candidats lors des prochaines élections mais aussi d'occuper des postes de responsabilité au sein des partis politiques présents sur la scène et d'accéder aux institutions de l'Etat. C'est une première dans l'histoire de la Tunisie : l'exclusion sera pratiquée en se basant sur la loi, alors qu'à l'époque du régime déchu, elle était pratiquée arbitrairement. Il est normal que les organisations des droits de l'Homme tunisiennes ou étrangères réagissent et expriment leur refus de ce projet de loi et c'est ce qu'a déjà fait l'organisation Human Rights Watch qui souligne que le projet de loi est en contradiction avec le pacte international des droits civiques et politiques déjà ratifié par la Tunisie. Pratiquement, la nouvelle loi fera des Rcdéistes des victimes alors qu'ils étaient accusés de despotisme et de malversation durant la période du régime déchu. La loi sur l'immunisation de la révolution est-elle en contradiction avec la justice transitionnelle ? A cette question, je réponds sans détour : oui, elle est contraire à l'esprit et à la philosophie même de la justice transitionnelle qui s'articule sur la vérité, la reddition des comptes et la réconciliation. La justice transitionnelle se fonde également sur le fait que la responsabilité des personnes incriminées sera individuelle, sur la base de procès transparents et équitables où seule la justice est habilitée à décider des sanctions à infliger. A l'opposé, le projet de loi sur l'immunisation de la révolution traduit un rapport de force bien précis et la volonté de certaines parties d'imposer à d'autres leur volonté et leur choix.