Taïeb Louhichi fait partie d'une génération de réalisateurs tunisiens qui ont marqué, par leurs œuvres, au moins une décennie du cinéma tunisien. Son riche parcours, entre courts-métrages et longs-métrages, plusieurs fois primés, est témoin de l'authenticité de sa démarche, où il part souvent des sources pour atteindre l'universel. Le très grave accident qu'il a subi, il y a quelques années aux Emirats Arabes Unis et qui l'a cloué à un fauteuil, n'a pas altéré sa passion pour les plateaux et ne l'a pas empêché de faire un film sur la révolution ni de tourner une nouvelle fiction, L'enfant du soleil, (nous y reviendrons). Aussi est-ce à juste titre qu'un hommage lui a été rendu par les JCC 2012. Taïeb Louhichi est notre invité de ce lundi. Comment est née votre passion pour le cinéma? Je fréquentais les cinéclubs et les clubs de cinéma amateur et j'animais les débats en présence des réalisateurs. Je suis devenu un vrai cinéphile, me cultivant au fur et à mesure, en regardant, entre autres, des films soviétiques, asiatiques et arabes. Par la suite, j'ai été amené à partir à Paris où j'ai étudié le cinéma et la littérature. En 1980, j'ai obtenu une thèse en sociologie de la connaissance. Mais ce que j'ai réellement appris vient essentiellement de mes rencontres et de mes voyages. A vos débuts, quel était votre projet cinématographique? Mon amour pour l'Afrique est tout à fait naturel. Je suis originaire du sud tunisien où il y a une belle communauté noire. J'avais déjà réalisé les courts-métrages Ziara (1973) et Le métayer (1976), quand j'ai été invité à Dakar par le réalisateur Djibril Diop Mambéty (1945-1998) et là j'ai découvert mon île de prédilection : Gorée. Sur place, j'ai eu la chance d'assister au plus grand festival de Jazz. Il y avait Kenny Clarke et Dizzy Gillespie, en présence des Tam Tam du Sénégal. C'était une rencontre entre le jazz et la musique mère. C'est ainsi qu'est née l'idée de mon documentaire Gorée, l'île du grand père (1987). Pour moi, l'Afrique est ce qu'elle m'offre comme expériences. C'est tout d'abord des personnes merveilleuses, comme les Baïfall que j'ai découverts au Sénégal, une communauté qui chante et qui danse l'islam. C'est donc à juste titre qu'on dit que vous êtes «le plus africain des cinéastes tunisiens»... Mon appartenance à ce continent n'est pas qu'un sentiment. A Gorée, j'ai trouvé la même installation militaire coloniale que celle de mon village. J'ai été accepté parmi les habitants de l'île, mais cela ne m'a pas coupé de mon pays. Et puis, ma quête a toujours été nourrie par mon amour pour la musique et la peinture. J'ai sillonné l'Afrique et le monde à la poursuite de ce que j'aime, sauf que «la légende» a fait que je sois devenu «l'Africain». Ensuite, j'ai été fasciné par le désert, cet espace magnifique et difficile à maîtriser. J'y ai fait trois films, à part les films de commande. En fait, je me suis pris d'amour pour le désert parce qu'il représente un espace qui nous a été confisqué, dans l'imaginaire. On n'en parle que pour évoquer le pétrole, la guerre du Golfe ou les expériences atomiques françaises, comme en Algérie, par exemple. Pourtant, Pierre Benoît a fait du Sahara une Atlantide dans son roman éponyme, et c'était l'espace le plus chanté par les Arabes dans l'histoire, un espace d'imaginaire merveilleusement riche. Je m'y suis également attaché en tant que cinéaste, puisque c'est un espace à la fois vaste et clos. Cet espace est aussi celui de la quête, n'est-ce pas? C'est un espace intemporel où l'on peut situer une communauté qui se bat pour sa survie (L'ombre de la terre, 1982) ou qui peut être l'espace d'une liberté absolue pour la parole du poète mais aussi sa propre prison, de par les traditions (Layla, ma raison, 1989). C'est, en fin de compte, le décor même du cinéaste. Il devient l'enjeu du film. L'espace chez moi est à la fois un enjeu cinématographique mais aussi socio-politique. Dans L'ombre de la terre, c'est un lieu de résistance et dans Leyla, ma raison, il s'agissait de filmer la poésie. Dans mon nouveau projet, c'est l'espace de l'écrivain et son imaginaire qui sont en jeu, quand la réalité rattrape le romanesque. On dit, d'ailleurs, que je suis le cinéaste de l'espace. Où en est ce projet? Nous sommes aux dernières étapes du tournage. L'enfant du soleil est une fiction sur l'identité, entre deux rives. C'est un huis clos où les personnages sont amenés à se confronter et à faire face à leurs propres peurs. Que souhaitez-vous pour ce film? Que je fasse un bon produit, que les Tunisiens l'apprécient et qu'il soit largement distribué. Pour moi, le cinéma est avant tout un spectacle. Il faut émouvoir le spectateur et lui donner à voir et à réfléchir. Quels sont les films que vous n'avez pas faits? J'ai écrit un projet sur la Palestine, Les miroirs du soleil en 1982. Je compte également plusieurs projets qui ont été rejetés par les commissions d'aide à la production du ministère de la Culture. J'ai aussi adapté un livre canadien sur la forêt africaine : Le souffle de l'Harmattan de Sylvain Trudel. J'avais d'autres projets comme Le projectionniste, l'histoire de quelqu'un qui part à la recherche de sa mère, A night in Africa et Bagdad aller simple. Les commissions rejetaient mes projets parce que je ne faisais pas partie des privilégiés. Je ne suis pas une victime. D'autres cinéastes étaient dans la même situation que moi. Il n'empêche que j'aurais pu faire plus de films. Comment, en tant que cinéaste, vous êtes-vous adapté à votre nouvelle condition après l'accident de 2006? Je ne suis pas un handicapé et l'accident ne m'a pas enlevé le rêve. Dieu merci, je suis un survivant. Tant qu'on a le rêve, on peut continuer. Je me suis senti obligé de participer dans ce qui s'est passé en Tunisie en réalisant le moyen-métrage Les gens de l'étincelle, avant le long métrage que nous sommes en train de tourner Comment avez-vous réalisé ce film? J'ai fait mes contacts dans les régions de Thala, Kasserine, Sidi Bouzid, Menzel Bouzaiene et Regueb. J'ai ensuite envoyé mon équipe avec toutes les indications et je dirigeai tout par téléphone. Puis, j'ai invité des personnages pour les filmer dans ma maison. Ma démarche était de faire un document historique, où il y a une sorte de synthèse des événements et de la révolution. Comment avez-vous vécu la révolution? Comme tout citoyen qui appréhende puis réalise ce qui venait de se passer dans son pays, pour le bonheur de son peuple. Mais j'attends à présent que la gestation s'accomplisse. Les JCC 2012 vous ont rendu hommage. Qu'est-ce que cela représente pour vous? Cela m'a beaucoup touché, comme tous les autres hommages en Tunisie et à l'étranger. La particularité de celui-là c'est que j'ai été en compagnie de mon ami et frère Taoufik Salah, que je connais depuis des années. Nous avons tous les deux été primés aux JCC. Il y avait aussi Souleymane Cissé, avec qui je partage une certaine vision du cinéma et une grande amitié. Nous avons tous fait des films qui restent. Quels sont vos projets futurs? J'ai plein de projets et je n'arrêterai jamais mes rêves. Cela étant, j'aimerais faire un film musical.