Mise en place d'un cadre législatif spécifique Pôle judiciaire spécialisé qui aura à traiter entre 800 et 900 dossiers La stratégie nationale de lutte contre la corruption se met progressivement en place et c'est une tâche ardue, car la corruption n'a pas disparu avec la révolution, «au contraire, elle s'est démocratisée», selon le mot d'Abderrahmane Ladgham, ministre chargé de la Gouvernance et de la lutte contre la corruption. Cette stratégie nationale se décline en multiples dispositions : création du pôle judiciaire spécialisé dans les affaires de corruption et de prévarication, un portail national, évolutif et participatif de lutte contre la corruption sera également officiellement inauguré dans une semaine. De plus et parallèlement à la création du Conseil supérieur de lutte contre la corruption, un cadre législatif spécifique est en train d'être mis en place. Ce n'est pas forcément plus facile de lutter contre la corruption. C'est peut-être même le contraire. Abderrahmane Ladgham explique à La Presse que «le système mafieux s'est démocratisé : avant, il était entre les mains d'un petit groupe, et maintenant ce sont probablement des milliers de trafiquants qui sont peut-être dirigés par une nouvelle mafia». A quoi fait-il allusion ? A la contrebande ? «Le commerce illicite, la contrebande, la vente de la drogue dans les écoles : l'actuelle instabilité sociale et politique, la peur et l'insécurité sont propices aux trafics». Mais la situation n'est pas catastrophique, selon le ministre puisque les experts étrangers qui viennent au pays relativisent en comparant à d'autres pays et à d'autres transitions. Il faut du temps, rassurent-ils, pour que les choses changent. «Dans un système mafieux, quand les politiques tombent, les bandits restent» Dans un système mafieux, analyse encore le ministre, quand les politiques tombent, les bandits restent, ils cherchent alors un nouveau père, un autre protecteur : «Il y a de nouvelles formes de trafic, Moncef Bey en est une illustration. Lorsqu'on a annoncé que la douane va être contrôlée et que nous allons placer des caméras, Moncef Bey a brûlé». Mais comment un ministère peut-il lutter contre la corruption, qui est par définition secrète et qui se répand comme une gangrène ? Faut-il amputer ? Pose-t-on comme question au gré de l'entretien. Nous sommes un ministère horizontal, nous avons mis au point une stratégie, nous essayons de mettre en place une culture de l'intégrité et préparons un plan de gouvernance pour l'Etat, pour le public et pour le privé, répond M. Ladgham. Parallèlement, un site spécialisé, sera inauguré officiellement dans une semaine et si vous voulez y jeter un coup d'œil en avant-première, voici l'adresse www.anticor.tn, nous apprend-on. C'est un portail national évolutif de lutte contre la corruption, où les particuliers peuvent déposer leurs complaintes et doléances. Il est sous la responsabilité du Conseil supérieur de lutte contre la corruption, présidé par Samir Annabi. Quant au plan législatif, un cadre large est en passe de se mettre en place, pour réglementer «les lois-cadres contre les crimes financiers et économiques, contre le commerce illicite, contre le blanchiment, contre la corruption, contre les malversations et enfin pour la protection des témoins», déclare encore le ministre. Constat accablant côté marchés publics Côté marchés publics, le constat qui a été fait est accablant de mauvaise gouvernance et de facilitation de la corruption. «Il y a des problèmes sur l'ensemble de la chaîne, il y a à peu près 12 chaînons, la transparence n'est pas assurée, la rédaction des cahiers des charges mal faite, les besoins sont mal définis, par cupidité, par malhonnêteté et par incompétence aussi», révèle M. Ladgham. Tout le processus va être refait. Les corrupteurs et les corrompus seront bien servis, ironise le ministre, car ils vont bientôt recevoir de très mauvaises nouvelles : la passation des dossiers sera dématérialisée, elle se fera par le réseau Internet, les clients (administration ou entreprises publiques) ne rencontreront ni les soumissionnaires ni les clients. Cette dématérialisation se met en place avec la coopération de la Corée du sud. Dans tous les départements de l'Etat, explique le ministre à notre journal, nous avons institué des cellules de gouvernance et de lutte contre la corruption, d'observation, de suivi. Nous sommes également en train de préparer une cartographie des risques par secteurs et par régions. D'emblée, nous savons que les marchés publics sont les domaines où il y a plus de risques. Les secteurs de la santé, le transport, le pétrole, l'industrie, là où il y a beaucoup d'argent, sont particulièrement visés par la corruption. Une culture malsaine s'est installée malheureusement, regrette le ministre. Quelqu'un m'a dit, illustre-t-il, «je suis intègre jusqu'à un certain niveau, si vous m'offrez mille dinars, je n'accepte pas, mais un million de dinars, ça va révolutionner ma vie, je risque d'accepter....». Pôle judiciaire spécialisé en crimes économiques Côté justice, un pôle judiciaire chargé des affaires de corruption a commencé récemment son travail. Il est composé de dix juges d'instruction magistrats et cinq procureurs ou adjoints de la République. Son premier travail consistera à solder les comptes de l'ancien régime puisqu'il a hérité de 800 à 900 affaires dont plus de la moitié transmises par la commission de feu Ben Amor. Il s'agit uniquement de juges d'instruction et de procureurs formés à la traque des crimes financiers, choisis pour leur compétence dans le domaine économique et évidemment connus pour leur intégrité, nous explique M. Fadhel Saihi, chargé de mission auprès du ministre de la Justice. Le pôle instruit les affaires de corruption et les transmet ensuite aux circuits judiciaires normaux. Le pôle n'est pas une juridiction d'exception, mais relève du ministre de la Justice et de l'ordre du Tribunal de première instance de Tunis. Un pôle qui bénéficiera d'une facilité d'accès à l'information auprès des départements gouvernementaux concernés, tels le ministère des Finances ainsi que la Banque centrale. Le Conseil supérieur de lutte contre la corruption pourra lui soumettre des dossiers. On évalue à 12 mille dossiers en cours ou en attente de traitement au sein de ce conseil. «Le pôle judiciaire est chargé de l'instruction en se basant sur des techniques d'investigation avancées, pour que les dossiers soient solides avec des preuves. Nous ne pouvons pas jeter en prison des gens pour leur nom, parce que l'opinion leur prête une proximité avec l'ancien régime», explique encore le chargé de mission, qui ajoute : «Il n'y aura pas de procès politiques, personne ne sera condamné sans preuves. Ce pôle va donc aider notre pays car les Tunisiens attendent que justice soit rendue et que les coupables paient. Or, dans beaucoup de dossiers, il faut un haut niveau d'expertise et des moyens humains pour faire la lumière sur un montage délictueux ou criminel par exemple», conclut M. Saihi. In fine, la lutte contre la corruption de la camarilla de l'ancien régime va prendre un tournant, c'est un fait, et c'est maintenant que les choses commencent. Et comme il ne sert à rien de guérir sans prévenir les rechutes, une stratégie inédite à l'échelle de la Tunisie se met progressivement en place. Prenons-en acte et restons vigilants.