Par le Pr Mohamed Haddad Depuis les rencontres islamo-chrétiennes organisées à Tunis, à partir de 1974, par le CERES (Centre d'études et de recherches économiques et sociales), les universitaires et les institutions universitaires ont joué dans notre pays un rôle pionnier et majeur dans la promotion du débat interreligieux. Aujourd'hui, l'université change de visage et le dialogue interreligieux change de teneur. La question est de savoir si «université» et «dialogue» peuvent encore se croiser pour atteindre un objectif commun. En effet, la signification du dialogue interreligieux a profondément changé ces dernières années. On n'entend plus par ce dialogue les échanges proprement théologiques entre les religieux, encore moins leurs controverses sur des subtilités théologiques. Le dialogue interreligieux renvoie désormais aux interrogations des hommes et des femmes et aux échanges que ceux-ci peuvent avoir à propos des religions et des expériences religieuses, exprimant ainsi une préoccupation à valeur humaine et universelle qui ne s'est jamais démentie depuis la préhistoire jusqu'à la société postindustrielle et l'ère de la mondialisation. Les questions existentielles qui sous-tendent le sentiment religieux s'expriment avec la même acuité et la même incertitude; nous ne sommes pas plus avancés en lisant les œuvres d'Emmanuel Levinas qu'en revisitant l'Epopée de Gilgamesh. En orientant ces interrogations et ces échanges dans le sens du savoir bienveillant et l'ouverture à autrui, le dialogue interreligieux répondra à une préoccupation légitime tout en évitant d'exacerber ou de faire ressurgir les situations de conflit et de haine dont la mémoire humaine est encore accablée et les esprits encore hantés. Les douloureuses expériences du passé qui pèsent encore sur l'actualité présente suffisent pour nous inciter à la prudence. Justement, le savoir peut contribuer à pacifier les esprits et dépassionner les débats. La science a son mot à dire à propos du fait religieux et des religions depuis que la religionswissenchaft et les religions comparées se sont installées comme disciplines universitaires et domaines de recherche académique dans les universités occidentales. Il revient à la recherche académique, en conséquence, de participer activement au dialogue interreligieux, voire à le susciter, en puisant dans le savoir accumulé depuis plus d'un siècle sur les religions et le fait religieux. Le dialogue interreligieux, en tant que tel, n'est pas une science ou une discipline d'enseignement. Il constitue plutôt une pratique qui peut prendre forme dans des milieux divers et variés. La question est de savoir comment il peut prendre place dans les universités et les centres de recherches académiques et de quelle façon. Comment peut-il participer au rapprochement entre les traditions religieuses tout en évitant de sacrifier la rigueur scientifique, voire la liberté académique ? Quel rôle peut assumer l'enseignant et le chercheur dans la pratique du dialogue interreligieux ? Vu l'importance de ce dialogue dans le devenir de notre monde et de nos sociétés, aucune sphère ne devrait s'en soustraire, particulièrement la sphère académique. Cependant, il y a des traditions académiques différentes qui produisent des attitudes sensiblement nuancées. Certaines se montrent très réservées à cet égard et préfèrent garder une frontière étanche entre un savoir sur la religion et un dialogue entre les religions. D'autres, au contraire, profitent de la large adhésion au principe du dialogue interreligieux pour arracher davantage de présence et de poids aux études académiques sur les religions, notamment lorsqu'il faut mobiliser des fonds ou, dans d'autres situations, se libérer des tabous et des situations archaïques. L'université réussira-t-elle à faire du dialogue interreligieux une stratégie éducative appropriée à la gestion de la diversité ? Offrir un espace d'approfondissement de connaissances et d'ouverture aux expressions et expériences variées du sacré et du divin? Assumer un rôle primordial dans la formation d'une citoyenneté ouverte et tolérante pour éviter de laisser des secteurs incontrôlables inonder les esprits par les préjugés et des stéréotypes (par exemple, le prosélytisme haineux proféré par certaines chaînes satellitaires et autres sites web)? La question est d'autant plus actuelle que l'université elle-même vit à l'heure des réformes. Il est vrai que nos universités sont appelées à donner la priorité aux disciplines appliquées qui permettent l'insertion des diplômés dans le monde du travail ; cela est parfaitement légitime. Il n'en demeure pas moins que l'université est le lieu par excellence où la citoyenneté mûrit et s'accomplit. L'enseignement et la recherche ont une fonction informative, leur vocation est de véhiculer un savoir crédible. Force est de constater qu'ils sont sollicités aujourd'hui pour donner des informations fiables sur le fait religieux en général et les religions en particulier. Si l'université n'assume pas ce rôle et ne participe pas à réguler le flux des informations circulant sur ce thème, par la promotion d'un esprit méthodique et d'une pédagogie adaptée, on ne s'étonnera pas de nous retrouver face à une déréglementation périlleuse. La haute sensibilité du sujet religieux le rend particulièrement vulnérable aux emplois les plus pernicieux. Quoi qu'en disent certains, l'enseignement et la recherche n'ont jamais été exempts d'une fonction normative. Hier, ils ont participé activement à l'élaboration de la conscience nationale en Europe puis dans le reste du monde, y compris dans nos pays. Aujourd'hui, leur rôle consisterait à approfondir une citoyenneté ouverte qui assume sa propre tradition tout en adhérant à une mondialisation qui, elle-même, rapproche toutes les traditions les unes aux autres. Il faut savoir développer, à partir des disciplines classiques d'enseignement et de recherche, l'esprit de la diversité, de l'interculturalité, de l'ouverture et de la tolérance ; promouvoir les compétences interreligieuses et interculturelles, notamment à partir de l'enseignement de l'histoire, des littératures et des langues ; enraciner les centres de dialogue interreligieux dans les milieux universitaires et approfondir leur rôle ; encourager la participation et l'initiative estudiantines dans le dialogue interreligieux et créer des espaces de dialogue ouverts à la jeunesse et appropriés à leurs interrogations et à leurs méthodes d'échange, etc. Un éminent historien des religions, Philippe Borgeaud, disciple du célébrisime Mircea Eliade, a qualifié dans un de ses ouvrages le dialogue interreligieux de «pseudo-science à l'usage des diplomates». Cela est peut-être vrai si ce dialogue se réduisait aux déclarations d'intention et aux rhétoriques creuses. C'est justement ce qu'il faut lui faire éviter. L'université peut donner de la consistance à ce dialogue en l'inscrivant dans un processus d'apprentissage et de recherche. L'université est l'incarnation de l'esprit humaniste qui a éclos à l'époque antique en Grèce notamment, puis s'est poursuivi à l'âge médiéval grâce à la pensée arabo-musulmane. La philosophie des lumières au XVIIIe siècle a repris, actualisé et refondé l'idéal humaniste d'un savoir objectif et universel ; elle a franchi un pas décisif en prônant que ce savoir ne soit plus l'apanage d'une élite, mais accessible à tous. «Aie le courage de te servir de ton propre entendement», cette expression fameuse de Kant sert de devise au savoir moderne, et par conséquent à l'université moderne. Le dialogue des religions pourrait s'avérer être une mode qui s'est imposée non sans raison et qui durera encore quelque temps. Il faut éviter que l'esprit universitaire issu des lumières ne soit inondé par une mode qui finit dans le bavardage. Au contraire, il faudrait que ce soit la mode qui entre sous le contrôle de l'esprit universitaire, rigoureux et critique, pour se transformer en une action bénéfique et consistante. Tout l'enjeu est là. C'est par la canalisation et l'orientation vers des actions concrètes à portée scientifique et méthodologique que les universités et les centres de recherches pourraient donner un élan substantiel au dialogue interreligieux. ––––––––––––––––––––– Mohamed Haddad est titulaire de la Chaire Unesco d'études comparatives des religions (Université Tunis I). Le titre de cet article a été le thème du workshop annuel organisé par la Chaire les 13 et 14 mai dernier.