En dépit d'une actualité chargée de menaces, d'impasses et de démissions, l'interview exclusive d'Abu Yadh, programmée hier à midi sur Radio Mosaïque, promettait de battre les records d'écoute et de réactions. Son interdiction in extremis, sur décision judiciaire, n'en fera pas moins. Le jugement anticipé de la parole «déliée» du chef du groupe salafiste «Ansar Achariâa» en cavale depuis plusieurs mois a précipité une fuite en avant du côté des justiciers, au grand dam des journalistes de nouveau frappés dans leur liberté d'informer... Lundi 4 février. Il est onze heures, contactant notre confrère Néji Ziiri, rédacteur en chef de Radio Mosaïque, le procureur de la République lui ordonne d'annuler la diffusion d'une interview exclusive du chef salafiste Abu Yadh, programmée dans l'émission quotidienne «Midi Show». Vingt minutes après la communication téléphonique, une lettre est faxée à la radio. Elle émane du premier juge d'instruction du troisième bureau du Tribunal de première instance de Tunis, chargé de l'affaire de l'attaque de l'ambassade des Etats-Unis à Tunis et comprend la décision «d'interdire la diffusion de l'interview et de saisir le DVD qui lui sert de support», insistant sur «le caractère obligatoire et urgent de l'application de cette décision». Raison juridique : sous la coupe de la loi antiterrorisme L'exposé de motif n'est pas moins explicite. Il y a d'abord la raison juridique : «Seif Allah Ben Hassine Alias Abu Yadh est poursuivi en justice pour assassinat prémédité, pour complot contre la sûreté de l'Etat à l'intérieur comme à l'extérieur des frontières, pour attaques contre des personnes et des biens, pour appartenance à une organisation terroriste et usage du territoire national pour des actes terroristes contre un pays tiers... Il fait l'objet d'un mandat d'arrêt». Mais il y a surtout la raison d'ordre public : «L'interview peut influencer le cours de l'instruction... comme elle peut contenir des fuites et des messages codés de nature à entraver les poursuites des autres parties du complot et perturber l'ordre public». Appliquant la décision judiciaire, la radio a dû annuler la diffusion de l'interview avec cette décision de son avocat Khaled Krichi d'intenter un recours dans les plus brefs délais. L'affaire intervient moins de deux mois après l'interdiction de la diffusion sur la chaîne Ettounsia de l'interview de Slim Chiboub, gendre de l'ex-président, et la décision en appel de «ne pas anticiper la censure et empêcher une émission avant sa diffusion». Elle sera retenue dans les annales de la justice tunisienne et des médias comme la deuxième affaire de censure anticipée et de décision judiciaire aux frontières de l'indépendance de la justice et de la volonté politique de contrôler la liberté de la presse. Pour l'avocat Fawzi Ben Mrad, « cette interdiction est juridiquement irréprochable en cela qu'elle est fondée sur les dispositions exceptionnelles de la loi relative à la lutte contre le terrorisme». D'où la question de l'opportunité de cette loi, deux ans après la chute du régime de Ben Ali, et le retard de l'ANC et autres tenants de la vie politique à l'abroger. D'autant que d'une affaire à l'autre, cette loi est souvent suspendue comme ce fut le cas pour l'affaire d'El Abdellia. Outre l'inadéquation de cette loi exceptionnelle avec une période de transition démocratique, c'est mettre un contenu journalistique sous la coupe de la lutte contre le terrorisme qui fit ce lundi 4 février son plus grand effet sur la famille médiatique. Raison médiatique : l'interdiction coûte deux fois plus d'audimat... Réfutant le vide juridique qui entoure le secteur et le retard de la classe au pouvoir à mettre en œuvre les décrets-lois 115 et 116 qui permettraient d'éviter de tels écarts, journalistes, membres du Snjt et du syndicat des jeunes journalistes, avocats et quelques figures de l'opposition ont immédiatement condamné une «nouvelle atteinte à la liberté de la presse et au droit des citoyens à l'information». Pour son auteur, le journaliste free-lance Nasreddine Ben Hadid, l'interview exclusive d'Abu Yadh, programmée au cours de l'émission «Midi Show» sur Radio Mosaïque, relève du point de vue journalistique du coup médiatique, de l'investigation en terrain miné, du devoir d'informer. «J'ai lancé il y a quelques semaines ma demande d'interviewer Abu Yadh à quelques membres du groupe ‘‘Ansar Achariâa'' avec les quels je suis en contact. Ils m'ont contacté mercredi dernier pour me proposer de faire l'interview le jour même... Je n'étais pas préparé, je n'avais pas toutes mes questions, mais j'ai accepté...» Trois changements de véhicules, des yeux parfaitement bandés, le journaliste est conduit dans une habitation quelque part dans le Grand-Tunis. L'important dispositif sécuritaire dont s'entoure le chef du groupe «Ansar Achariâa» qui, selon Ben Hadid, se cache plus par peur de liquidation physique que d'arrestation en bonne et due forme, n'est pas de toute aise pour le journaliste. Mais le plus difficile pour lui aura été son engagement à ne rien omettre, ne rien couper... Les quelques bribes échappées de la bande annonce promettaient déjà quelques lumières sur des zones de grande opacité : les évènements du 14 septembre, les jeunes Tunisiens envoyés au Jihad en Syrie et au Mali... Au-delà de son statut de fugitif local et international, le chef du groupe salafiste «Ansar Achariâa» constituait, à ce titre, une source convoitée comme d'autres fugitifs et évadés — de Ben Laden à Carlos — l'ont fait dans l'histoire récente des interviews. La rencontre Ben Hadid/Ben Hassine devait, selon notre confrère, être à l'origine diffusée sur une chaîne de télévision, comme prévu, mais seule la qualité de l'image ne l'a pas permis. Son interdiction de passer lors d'une émission radio sera suivie d'une saisie de l'enregistrement. Selon la loi antiterrorisme, le journaliste devra le remettre au procureur et pourrait encourir jusqu'à quatre ans de prison pour refus de contribution avec la justice au cas où il refuserait de livrer des indications sur sa source... Au retour d'un week-end marqué par une exacerbation de la double crise de la Troïka et du gouvernement, et de plusieurs actes de violences et attaques contre des meetings de partis, le scoop d'Abu Yadh allait-il à ce point perturber la scène politique et l'ordre public ? Rien n'est moins sûr à l'heure des réseaux et de l'engagement des journalistes, leurs syndicats et leurs avocats à faire appel en justice et à affirmer qu'«une interdiction coûte deux fois plus d'audimat...»