Au soir de l'assassinat de Chokri Belaïd, Hamadi Jebali prenait la décision tant attendue de former un gouvernement de technocrates indépendants. Juste à temps, trop tard, trop peu, inconstitutionnelle ou carrément impossible, comme le lui signifie aussitôt son parti, la décision du chef du gouvernement met le pays dans une situation politique et constitutionnelle inédite... Mercredi matin. Très tôt, l'assassinat d'un démocrate à la parole libre et irréductible, bête noire des régimes d'avant et d'après le 14 janvier, marquait un virage dangereux qui donnait lieu à tous les scénarios possibles. Deuil d'une révolution trahie et d'une démocratie tuée dans l'œuf qui risque de pousser la Tunisie vers les tragédies historiques d'un scénario algérien ou libanais, ou solution politique pour faire avorter le projet d'une violence programmée. Survenant au bout d'un enchaînement de crises politiques, de dérives sécuritaires, de violences impunies, de menaces non entendues et d'un climat général de trouble et d'insécurité, l'assassinat de Chokri Belaïd pousse dans la première voie. Risquant pour beaucoup de ne jamais être élucidé, il creuse le déficit de confiance cumulé au fil des affaires non clarifiées ni sanctionnées. Clairement, la famille du militant, les partis de l'opposition, la société civile et une opinion sous le choc détermine sans hésiter «la responsabilité d'un gouvernement qui a banalisé la violence, justifié l'action milicienne, comme conscience de la révolution, n'a pas su gérer la menace terroriste et la circulation des armes ni sanctionné les menaces et les appels persistants au meurtre lancés depuis les mosquées, les places publiques, les réseaux sociaux des groupes extrémistes et des ligues de protection de la révolution...». Entre une escalade spontanée de violences et de représailles et l'option d'une solution politique qui suscite l'adhésion de tous, le fil reste mince et relié à la nature et aux tenants de cette solution, autant qu'à un climat encore chargé de menaces et d'échanges d'accusations. La gauche pose ses conditions Mercredi soir, le choc n'est pas près de passer, la douleur et la colère succédant au premier assassinat politique qu'aura connu la Tunisie après celui de Farhat Hached sont loin de se taire quand le chef du gouvernement Hamadi Jebali prend la décision éclair, personnelle et non concertée de former un gouvernement restreint de compétences nationales indépendantes de toute appartenance politique. Qu'il cède à la pression de la rue ou qu'il décide de mettre fin au blocage du remaniement, Hamadi Jebali sort, de l'avis de certains observateurs, une «dernière carte» qu'il a en main depuis quelque temps : une liste de technocrates avec lesquels il aura eu des concertations et dont il a parlé lors de ses dernières réunions avec le Conseil de la choura d'Ennahdha et avec certains partis de l'opposition. Mais cette décision jugée «audacieuse» et marquant une première vraie distance du chef du gouvernement avec son parti, apportera-t-elle pour autant la solution politique escomptée ? Accueillie instantanément par l'opposition comme une réponse tardive, insuffisante, mais discutable, elle est mise à l'épreuve d'une série d'autres conditions. Pour Maya Jeribi, il n'en faudra pas moins qu'« un écart concret entre le chef du gouvernement et le parti Ennahdha et des négociations sérieuses avec la coalition de gauche née l'après-midi même, autour de la prochaine étape et du programme du futur gouvernement ». Pour Hamma Hammami, la décision est conséquente, elle répond à l'exigence de la coalition de gauche d'un nouveau gouvernement de salut ou d'union nationale, mais elle arrive trop tard et apporte trop peu. «Commençons par discuter les raisons de l'échec et par nous mettre d'accord sur le programme à venir... ». Ennahdha s'accroche à la légitimité Haythem Belgacem, chef du groupe du CPR à l'ANC, résume en ces termes la position de son parti : «En principe, on n'est pas contre l'idée d'un gouvernement de technocrates. Mais nous ne pouvons l'accepter sans savoir qui sont ces technocrates ». Exprimée le soir même sur les pages de ses admins, la position du parti Ennahdha tombe comme un couperet. « Le crime abominable qui a coûté la vie à Chokri Belaïd est, en fait, un crime commis contre la légitimité, contre les rêves des Tunisiens, contre les objectifs de la révolution... La proposition du chef du gouvernement conduira le pays dans une impasse. Le parti Ennahdha ne peut l'accepter. Il respecte la volonté des électeurs, les résultats des urnes et tient à la légitimité électorale, au gouvernement de coalition et à l'ANC », décrète Amer Laârayedh, chef du département politique au sein d'Ennahdha. Position catégorique dont se démarque notablement Samir Dilou. « A situation exceptionnelle, solution exceptionnelle, il faut relativiser les résultats des élections et faire prévaloir la légitimité consensuelle d'avant le 23 octobre. La légitimité est simplement un outil. Il y a un contexte réel qui exige changement de gouvernance. Il faut agir suivant une évaluation méthodique, collective et objective de la situation ». A ces divergences politiques, la décision du chef du gouvernement ajoute de sérieuses réserves constitutionnelles (lire encadré), incitant beaucoup d'observateurs à affirmer que « Hamadi Jebali s'est livré à un suicide politique, qu'il vient de brûler ses arrières, de perdre Ennahdha sans gagner l'opposition...». S'il reste difficile, vingt-quatre heures après, de présager des possibilités, des entraves et des conséquences de la décision de Hamadi Jebali, une chose est sûre, c'est dans une situation inédite et seul contre tous qu'il semble être à ce stade...