Par Noura BORSALI L'assassinat de Chokri Belaïd, le mercredi 6 février, a surpris tous les Tunisiens. Car il s'agit bel et bien d'un crime politique. Les prises de position et l'engagement du leader du Front populaire contre le projet nahdhaoui lui ont valu, depuis quelque temps, de sérieuses menaces confirmées par le chef de l'Etat en personne, selon les dires du défunt lui-même et de sa famille. C'est un crime prémédité, organisé et commandité par ce qu'on pourrait qualifier, pour l'instant, de « forces de l'ombre », tant que l'enquête se poursuit et que la justice n'a pas dit son mot sur l'identité des tueurs. Ce crime a été exécuté par des professionnels qui ont bien visé leur cible et rien que leur cible, épargnant la personne qui l'accompagnait et qui était le conducteur du véhicule. Ils ont tiré à bout portant sur certaines parties du corps, ne laissant aucune chance à leur victime de pouvoir s'en sortir. L'ordre était de l'achever. Que dire face à un tel crime ? Les Tunisiens, à travers le pays, ont exprimé leur colère, leur indignation, leur révolte contre une pratique à laquelle ils n'étaient pas habitués. Certes, nous gardons en mémoire les crimes perpétrés contre notre leader syndicaliste Farhat Hached, tué lui aussi à bout portant, tôt le matin sur son lieu de travail, et de Salah Ben Youssef, achevé de la même manière dans sa chambre d'hôtel en Allemagne. Que d'autres crimes aient eu lieu, après le 14 janvier, visant un «cheikh» de Montplaisir ou un salafiste de Sousse, cela semblait relever — pour l'un du moins — d'un règlement de comptes entre tendances ennemies, selon les témoignages des familles. Car, aucun des deux assassinats commis en plein jour n'a été élucidé jusqu'à cette date. L'assassinat de Chokri Belaïd est d'un tout autre ordre. Il n'est pas le résultat d'un quelconque règlement de comptes provenant d'une faction rivale. C'est, au risque de nous répéter, un assassinat politique. Il rappelle, à cet égard, celui de l'écrivain et journaliste algérien Tahar Djaout, qui fut abattu le 26 mai 1993 et fut, de ce fait, l'un des premiers intellectuels victimes du terrorisme qui a frappé l'Algérie durant cette «décennie noire », provoquant plus de 100 000 victimes. De ce fait, notre inquiétude est immense et à la mesure de notre indignation. La Tunisie de l'après-14 Janvier est-elle entrée, par ce premier crime politique annoncé, dans une nouvelle étape de son histoire, celle des éliminations physiques et de la violence politique? Est-ce le scénario algérien qui se met en place dans cette période de transition démocratique? La vigilance doit être de mise pour que le sang ne se substitue pas au dialogue et à l'acceptation de l'autre. Qui incriminer ? L'enquête est en cours. Cependant, il est utile de relever encore une fois le danger que représentent les discours haineux et appelant au meurtre de la part de certains imams et prédicateurs dans certaines mosquées. L'ingérence du religieux dans le débat politique a désormais divisé notre société en deux : celle des « croyants » et celle des « athées ». Les répercussions sont alarmantes : cette haine dans certains regards et discours, cette volonté d'imposer un « projet social » et une vision de l'islam étrangers, tous deux, à notre société et à ses traditions et coutumes sont dangereuses. Certaines écoles coraniques et le contenu de leurs enseignements, le port du hijab par des petites filles, le discours moralisateur ouvrant la voie à l'intolérance, l'attaque des artistes, la violence exercée par les ligues de protection de la révolution, l'absence de qualité de certains débats politiques et la violence qui s'y exprime et que sais-je encore... ont été décriés par des composantes de la société civile qui en a fait son combat. Ce tournant qu'a pris la Tunisie de l'après-14 Janvier a suscité des inquiétudes qui se sont exprimées par des prises de position et des manifestations d'ONG contre ces formes d'intolérance qui ne peuvent qu'orienter le pays sur la voie de la division et de la violence. Des alertes ont été donc envoyées au gouvernement et aux ministères concernés, tels que ceux de l'Intérieur, de la Justice et des Droits de l'Homme et de la Justice transitionnelle. Une inquiétude restée — dans la plupart des cas — sans échos face à tous ceux qui ont usé de violence verbale ou physique. Une tolérance à leur égard a été même observée. Aujourd'hui, et plus que jamais, notre pays est à un tournant grave et inquiétant. Des « forces de l'ombre » peuvent exploiter cette division de la société pour engager le pays dans une « guerre sans visage », dans une violence anonyme plus dangereuse qu'une guerre ordinaire. Cette dernière met, en effet, face à face deux adversaires qui se connaissent, qui se battent l'un contre l'autre et qui, à un moment donné, finissent par négocier la paix. Par contre, le « terrorisme» est odieux parce qu'il est sans visage et que ses commanditaires et exécutants demeurent, dans la plupart des cas, anonymes. Certes, le passage d'un régime autoritaire et fortement personnalisé à un Etat de droit et à une moralisation de la vie politique ne se fait pas sans heurts et sans difficultés. Mais le pas à ne pas franchir est celui de la violence sanguine qui demeure — au risque de me répéter — anonyme. La Tunisie, ce petit pays modéré et ouvert qui est le nôtre, ne doit en aucun cas sombrer dans la violence. Non seulement cet état de fait est inacceptable, et donc fortement condamnable parce qu'il touche à des vies humaines et déstabilise la société, mais aussi parce qu'il altère l'image de notre pays qui se débat dans une crise économique et qui a besoin d'investissements étrangers. Par cet acte odieux, on a assassiné le pays entier. Car il y va de la stabilité du pays, de la vie sacrée de ses citoyens, et de cette paix dont nous avons tant besoin pour relever les défis d'une transition qui se fait déjà dans la douleur.