Par Omar Mestiri* Il est peu probable que les assassins de Chokri Belaïd soient, un jour, identifiés par les services de sécurité tunisiens. Ce meurtre, exécuté de sang froid et méthodiquement planifié, semble l'œuvre de professionnels des services plutôt que celle d'excités. On doute fort que les plans des commanditaires soient d'aider à l'adoption d'une Constitution démocratique, de faciliter la tenue d'élections libres et honnêtes, dans les meilleurs délais; bref, l'achèvement de l'agenda de la transition démocratique ne semble pas les enthousiasmer. Manifestement, leur objectif était de semer le chaos et la haine, d'anéantir toute autorité de l'Etat. Les commanditaires de l'assassinat de Chokri Belaïd étaient à deux doigts de réussir. A l'onde de choc qui, dans un bref élan d'horreur, saisit l'ensemble du pays, scandalisé par cet acte d'une gravité inégalée, succéda un déchaînement de violence à travers le pays. Manifestations sévèrement réprimées, pillages, voitures incendiées, policier tué, locaux du parti au pouvoir saccagés, administrations vandalisées... etc. Confusion et insécurité, stupeur et émotion ont dominé l'espace public. Mais il est remarquable, toutefois, que la question centrale de l'identité des assassins et de leurs mobiles soit éclipsée, pour donner libre cours à un déversement de rancœurs et de règlement de comptes. Certains «ténors» des médias dominants se sont avoués «correspondants» des services et détenteurs de «révélations» qui incrimineraient des dirigeants du parti islamiste au pouvoir. Des prétendues listes de «personnalités à abattre» sont exhibées... Des politiques appellent au renversement du gouvernement... L'ancien premier ministre, Béji Caïed Essebsi s'est particulièrement distingué en appelant à dissoudre l'Assemblée nationale constituante, sapant l'autorité de l'Etat et ouvrant la voie aux aventures et à l'anarchie. Ce drame a révélé la profondeur de la fracture morale qui entame l'unité de notre société. Les appartenances partisanes supposées, poussées au paroxysme, génèrent des antagonismes et dégradent l'appartenance nationale, portée aux nues après la révolution. Le débat public, pollué par l'invective et les raccourcis, nous rappelle le climat nauséabond des premières heures de la dictature policière de Ben Ali. Vieilles recettes nouveaux ingrédients : la vie politique tunisienne est toujours lourdement hypothéquée par la «bipolarisation», basée sur un équilibre de la terreur. Le parti Ennahdha a pleinement souscrit à cette approche, il porte la responsabilité principale de la dégradation de l'environnement politique. Le gouvernement s'est révélé incapable de sévir contre les appels à la violence, tolérant prêches radicaux, discours haineux et attaques contre les locaux de l'Ugtt ou de l'opposition, il n'a rien fait pour prévenir l'attaque de l'ambassade des USA. Ses dirigeants se sont avérés autant versés dans la culture d'appareil que dépourvus du sens de l'Etat. Incapables d'assumer le mandat historique confié par le peuple tunisien, ils sont demeurés prisonniers des obsessions du passé, confinés dans des postures de revanche sur tous leurs adversaires. En s'émancipant de cette logique, en marquant sa distance face à son parti, le Premier ministre, Hamadi Jebali s'est hissé au rang d'homme d'Etat. Sa démarche conforte les aspirations des Tunisiennes et des Tunisiens à instaurer un climat d'apaisement, propice au retour de la sécurité et au redémarrage de l'économie, si indispensables à la poursuite de la transition démocratique. Rien n'indique, cependant, que le martyre de Chokri Belaïd soit le dernier, que ses assassins aient renoncé. Nous ne sommes pas à l'abri d'un scénario «à l'algérienne» mais, ce n'est pas une fatalité. Par son sursaut citoyen, le peuple tunisien a montré qu'il a suffisamment de ressources pour mettre en échec les plans hostiles à sa libération. La révolution a doté notre pays d'un instrument pour protéger ses citoyens et ses institutions, la ratification du statut de la cour pénale internationale (CPI). Face au discrédit des services de sécurité et à la défaillance du pouvoir judiciaire, le Premier ministre a le devoir et la latitude de saisir la CPI du meurtre du leader Chokri Belaïd. *Journaliste et défenseur des droits humains