Par Hamma HANACHI Paralysie dans la machine politique, blocage dans la classe dirigeante qui cherche une bouée de sauvetage, réunions marathons des partis au pouvoir, embrouillamini dans l'opposition, attente et suspens, adoption ou refus de la proposition d'un gouvernement de technocrates de Hamadi Jebali? Les analystes partent dans plusieurs sens et interprétations sans guide ni boussole. L'écheveau est trop long à dévider. On navigue à vue en attendant une déclaration qui arrivera lundi : pas de consensus autour de l'initiative du chef de Gouvernement, mardi, il annonce sa démission, le pays est dans le noir et pas de lanterne. Plus de six mois pour un remaniement, alors le pays est au bord du gouffre, les citoyens sombrent encore plus dans la sinistrose. Le nord-ouest du pays est privé d'eau depuis des mois, le froid et la neige ajoutent aux malheurs des démunis. On attend la bonne nouvelle qui n'arrive pas. Pour la prochaine étape les bookmakers attendent les paris. Dimanche. Belle journée qui jure avec une atmosphère sociale lourde. Ciel dégagé en cet après-midi, un appel sur les réseaux sociaux pour assister à l'action des artistes en signe de soutien à la cause du martyr Chokri Belaïd «Artistes contre le crime». Faut-il signaler que les hommes de l'art, jusque-là, ne se sont pas vraiment exprimés par leurs œuvres, par une action digne de l'événement. Autour de quinze heures à El Menzah 6, la grande place est prise d'assaut par des jeunes et des moins jeunes, des couples avec enfants et drapeaux. Une large toile, portrait peint du martyr au centre, entre le Che et Ghandi. Au milieu du plan d'eau, un podium, baffles et instruments de musique, la fête commence. Des dizaines de mètres plus loin, la maison du martyr, sur la place où fut assassiné Chokri Belaïd, un socle, une sculpture en marbre, une forme humaine, pas d'angles, rien que des courbes, une sorte de maternité au masculin, par terre, des fleurs par dizaines, des roses, des œillets et autres narcisses, des mots d'adieu, des phrases sur les rubans et des courts textes d'affection. Au premier étage du bâtiment proche, une porte ouverte, Basma, ses enfants, le père et le frère de Belaïd, reçoivent les condoléances, des visiteurs, encore des visiteurs, l'espace est exigu pour contenir la foule, de la peine contenue et des torrents de larmes, de courts cris étouffés, des sanglots ; l'émotion monte à chaque arrivée d'un proche, d'un ami. Dehors sur la placette, de petits groupes évoquent les détails du drame, qui marquera longtemps la mémoire du pays, ravivent les commentaires et les scènes avec une pointe de douleur, une voix de femme interrompt le vacarme, la cinquantaine, en robe de chambre, pantoufles, les yeux mi-clos, elle chante avec des trémolos touchants un air de Cheikh Imam. Retour vers la foule. Musique engagée, des paroles de lutte comme un défi à la mort, un appel à l'espoir, l'hymne national, des mots d'ordre, des lamentos, des tirades et des applaudissements. Pas d'action civile notable, pas de happenings, ni surprise artistique marquante. On attendait la part créative des artistes plasticiens, un choc, une œuvre qui susciterait la curiosité, des visuels qui interrogeraient le public, des actes in situ qui bousculeraient le conformisme, des jeux de cirque, des costumes, une attraction non programmée à la hauteur de l'événement, bref un art «engageant» côtoyant l'art engagé. On mettra les réserves sous l'oreiller, comptant sur une prochaine manifestation plus mûrie. Silence dans la foule. Basma entre en scène, tenant ses deux enfants, signe de victoire, ruée de photographes, difficile de faire plus sobre, plus digne pour saisir en peu de mots le portrait du martyr, des mots d'amour pour le public, pour ses camarades, pour l'art et les artistes, pour la patrie et une promesse qu'elle répète à l'envie : «Je continuerai le combat». Enthousiasme et sympathie les corps ondoient, les mains applaudissent, les cris fusent. Admiration est un terme insuffisant pour décrire l'état des jeunes, fusion ou empathie conviendraient mieux pour désigner l'incandescence, l'ardeur de la foule. Basma a l'étoffe des héros doublée de la simplicité des mortels. Les poètes remontent sur scène, des slams en l'honneur de l'homme libre mort d'avoir trop dit, trop milité, chants, danse sur le podium, cris et embrassades, un enfant tout étonné de voir sa mère pleurer, des ballons, le soleil décline, l'air fraîchit, la nuit approche, les voix baissent de ton, des bougies sont allumées, le temps s'est naturellement arrêté. Un visage éclairé revient, il donne de l'espoir aux vivants. Le mémorial installé par des artistes a été vandalisé dans la nuit de dimanche à lundi. L'œuvre en marbre, a été arrachée de son socle provisoire et brisée en morceaux. Les fleurs déposées autour ont été piétinées et les photos du défunt déchirées. Une profanation de plus. Réponse des artistes : ils annoncent la création une œuvre monumentale en l'honneur de l'homme libre. Une fête artistique en vue?