Par Med Laïd LADEB* Face à l'attentat vil, ignoble et inhumain qui a visé notre compatriote et collègue Maître Chokri Belaïd, le silence n'est plus permis. Dans la foulée de cet événement majeur qui a frappé de plein fouet le peuple tunisien, tout silence est une forme de complicité. Le peuple tunisien l'a bien saisi. Dès les premières heures de l'annonce de la triste et pénible nouvelle, toutes les couches sociales — travailleurs, patrons, chefs d'entreprise, magistrats, avocats, élèves, étudiants, jeunes et moins jeunes — sont descendues dans la rue pour crier leur colère, leur douleur et leur déception face à cet acte criminel qui a visé non seulement le martyr de la liberté, de la dignité et de la démocratie feu Chokri Belaïd, mais a frappé sans pitié tout le peuple tunisien. Il l'a frappé dans ce qu'il a acquis de plus précieux depuis des millénaires : son sens de la tolérance et de la fraternité. Dans leur ignominie sans fin et leur obscurantisme sans limite, les mains sales qui ont visé le martyr Chokri Belaïd ne pouvaient pas savoir dans leur ignorance et leur entêtement qu'elles ont visé les assises fondamentales de la révolution du 14 Janvier, à savoir la liberté, la démocratie et la dignité. Dans sa guerre de libération, la Tunisie a connu et vécu un geste semblable visant le martyr Farhat Hached. Il a été assassiné par la Main Rouge, organisation terroriste et fasciste, filiale de l'OAS de l'Algérie française. C'était un 5 décembre 1952. Cet assassinat a ébranlé tout le peuple tunisien mais il a donné une tournure salvatrice dans la guerre de libération menée par le Néo-Destour et par Habib Bourguiba. Ce qui a provoqué et provoque toujours l'indignation et la colère du peuple tunisien, c'est que l'attentat visant Chokri Belaïd était commandité et vilement exécuté par des Tunisiens, après l'avènement d'une révolution dont il a été un des auteurs, parmi tant d'autres camarades du Front populaire. Le sang de Chokri Belaïd aura, à notre avis, le même effet que celui de Farhat Hached dans la guerre de libération de la Tunisie. Il a uni toutes les couches sociales d'une Tunisie qui aspire du fond de son cœur à une vie politique saine, démocratique où la liberté sera reine, et la démocratie et la tolérance seront le pivot de son régime. Mais pourquoi a-t-on visé le martyr Chokri Belaïd, alors que la «Main Noire» fait circuler une longue liste de démocrates à abattre ? La «Main Noire» a visé Chokri Belaïd parce qu'il est devenu très gênant pour tous ceux qui se cachent derrière cette main. Il est devenu gênant pour son franc-parler, pour son courage, pour la pertinence de ses idées et la clarté de ses développements. Il est devenu gênant parce qu'il était parmi les premiers à exiger la neutralité des discours dans les mosquées et à appeler à la séparation entre le politique et le religieux. Il est devenu enfin gênant parce qu'il a eu le courage de dénoncer les basses magouilles de certains «dirigeants» des partis au pouvoir et qui ont eu l'effronterie et l'impudeur de briser l'élan révolutionnaire du 14 Janvier, pour en faire un «gâteau» à partager. Alors que le peuple tunisien n'a joui ni de liberté, ni de démocratie, endure la misère et la frustration devant une montée brûlante du niveau de vie, les «dirigeants» politiques continuent de le bercer par de vaines illusions. Les véritables auteurs de l'attentat criminel qui a visé le martyr Chokri Belaïd et bien avant lui Lotfi Nagdh ne se limitent pas dans ceux qui ont armé et encouragé l'auteur du crime. Ils sont aussi ceux qui ont, par un moyen ou un autre, appelé à la violence, encouragé les obscurantistes à brûler les maisons de la culture, les mosquées, symboles de notre identité tunisienne, à féliciter les militants de la ligue de protection de la révolution en insistant qu'ils sont la «conscience» de la révolution, une «conscience» erronée, meurtrière et inhumaine. De Lotfi Nagdh à Chokri Belaïd, tous deux martyrs de la liberté, le peuple tunisien a manifesté le 8 février son indignation, sa colère et son amertume. Ceux qui ont fait la révolution sont morts. Des centaines de partis se sont constitués pour pouvoir instrumentaliser cet événement. De la bouche de ses dirigeants mêmes, le bilan de la Troïka de la Tunisie post-révolutionnaire laisse à désirer, pour ne pas dire catastrophique. Pour ce qui est des sciences politiques, un seul apport positif dans ce triste tableau, c'est que les partis politiques religieux, quels qu'ils soient, sont incapables de hisser haut le drapeau des libertés. Les temps changent mais, pour les partis religieux, les procédés sont les mêmes. Pour l'histoire de la cassette piratée du cheikh, je vous laisse méditer ces belles paroles écrites par J. Jacques Rousseau, voilà trois siècles : «Car les fanatiques les plus sanguinaires changent de langage selon la fortune et ne prêchent que patience et douceur quand ils ne sont pas les plus forts». Historiquement, les meurtres du martyr Lotfi Nagdh et du martyr Chokri Belaïd constitueront des pages noires d'une révolution qu'on a espéré celle des droits de l'Homme, de la démocratie et de la liberté. En écrivant ces lignes, je ne cesse de penser à la Tunisie martyre du militant Thaâlbi. * (Avocat à la Cour de cassation)