Raja Ben Slama convoquée jeudi 28 février au tribunal de première instance Un autre procès oppose cette fois-ci l'universitaire et militante Raja Ben Slama à Habib Khedher, rapporteur général de la Constituante. Ce procès est venu se joindre à des centaines d'autres, voire des milliers, ouverts après la révolution. C'est dire que les composantes de la société tunisienne n'arrivent plus à se parler que par tribunal interposé. Cette fois-ci, c'est le brouillon de la constitution qui est objet de discorde entre les deux parties, ayant débouché sur une plainte déposée devant la justice. Aujourd'hui se tient un meeting en faveur de Raja Ben Slama à la faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de la Manouba. Une protestation organisée par l'Association tunisienne de défense des valeurs universitaires et par le syndicat de base de la faculté. Raja Ben Slama fait l'objet d'un mandat d'amener et de poursuites judiciaires. Des pétitions de soutien, à l'instar de celle signée par les universitaires tunisiens, circulent à travers le monde. Le procès intenté contre elle est considéré comme une nouvelle instrumentalisation de la justice, visant méthodiquement l'élite intellectuelle du pays. La plainte déposée par le rapporteur général de la Constituante Habib Khedher porte sur un délit d'opinion et basée sur une loi abrogée après la Révolution. Le déroulement des faits Les faits remontent à quelque temps, quand les constituants Mourad Amdouni et Selma Baccar, respectivement membre et vice-présidente de la commission constitutive Droits et Libertés, prennent à partie Habib Khedher en l'accusant explicitement d'avoir falsifié un article du rapport de ladite commission. L'objet de controverse est l'article 26 qui édicte que la libertés de création, d'expression et de pensée est garantie, comprenez dans l'absolu et sans restrictions. C'est la version votée par onze voix contre dix— une des rares fois où les démocrates obtiennent gain de cause— et transmise à la commission de coordination et de rédaction. Or les députés constatent dans la version retournée le déplacement de certaines libertés dans un autre alinéa, pour être accolées à la liberté de presse, et soumises par voie de conséquence à un certain nombre de restrictions. Dans la nouvelle version, les libertés étant garanties à condition de ne pas porter atteinte à la santé publique, à la sécurité publique et à la morale... Mourad Amdouni explique à La Presse que lui-même et Selma Baccar ont accusé le rapporteur général, en sa qualité de membre de la commission de coordination et de rédaction, d'avoir falsifié le texte et outrepassé ses prérogatives, «ils n'ont pas le droit de toucher au fond, leur rôle se limite à apporter des rectifications grammaticales, s'il y a lieu. Rien n'autorise le rapporteur à modifier une version déjà adoptée». Mourad Amdouni annonce à La Presse qu'il dispose de documents faisant foi et s'est dit prêt à témoigner pour soutenir Raja Ben Slama. Elle en aura peut-être besoin ! L'élite intellectuelle serait-elle le point de mire ? Raja Ben Slama est convoquée au bureau N°3 du tribunal de première instance, ce jeudi 28 févier, pour être écoutée. Entre-temps, sa liberté de circulation n'est plus compromise. Ce rebondissement vient à la suite d'une intervention de l'universitaire sur le plateau de la télévision privée Hannibal, pour s'exprimer sur les libertés culturelles. En se basant sur la séquence vidéo montrant le rapporteur général en train de lire la nouvelle version «falsifiée» et les réactions furieuses des deux députés, l'universitaire a jugé que ces délimitations privatives imposées aux libertés de création sont tout à fait «ridicules». Elle a critiqué ouvertement l'intervention «supposée» de Habib Khedher sur le texte du brouillon de la constitution. «Je suis jugée sur un délit d'opinion, a-t-elle déclaré à La Presse, et le mandat d'amener lancé à mon encontre est très déplacé et humiliant. Je ne suis pas dangereuse pour la société, je n'ai pas volé et je n'ai pas incité à la violence. Mais ces actions participent au mépris organisé contre l'élite du pays. L'ex-Premier ministre Hamadi Jebali n'a-t-il pas déclaré «nakbetna fi nokhbetna», notre élite est responsable de notre débâcle. Il faudra aussi placer mon affaire en relation directe avec celle du doyen Habib Kazdaghli, a-t-elle estimé, qui est traîné depuis plus d'une année devant les tribunaux». Raja Ben Slama fait observer que chaque citoyen a le droit d'évaluer le travail du rapporteur général, et que personne n'est sacré, ni intouchable, ni donc au-dessus de la loi. «Je ne m'excuserai pas», a-t-elle lancé, en guise de conclusion. Joint par La Presse, Habib Khedher s'est dit ne pas pouvoir s'exprimer sur le procès. Sa position a été postée sur sa page officielle hier en fin d'après-midi. Le rapporteur général considère injustes les accusations dont il fait systématiquement l'objet, et estime qu'il est de son droit de se défendre et de défendre l'ANC «qui croule, sous les accusations de toutes sortes». Personne n'est au-dessus de la loi, a-t-il fait valoir, et chacun doit répondre de ses paroles et actes, quelle que soit sa positon sociale. Son avocat, Me Mourad Laâbidi, a confirmé dans une déclaration la plainte portée contre l'universitaire en ajoutant que Raja Ben Slama a porté atteinte à la personne de M. Khedher «en disant qu'il a des problèmes de mœurs». L'avocat considère qu'on ne peut pas lancer impunément à l'encontre des gens des accusations aussi graves sans conséquences. Ainsi, force est de constater que ces pléthoriques actions en justice au lieu de laisser penser à une vivacité retrouvée de la vie politico-judiciaire participent au contraire à renforcer une ligne de fracture de plus en plus clivée de la société, et à renforcer également le pouvoir juridictionnel. La question est de savoir : se dirige-t-on patiemment mais sûrement vers la République des juges ?