Par Mohamed Laïd LADEB(*) Pour la deuxième année consécutive, le 20 mars 1956, fête nationale de l'indépendance de la Tunisie, passe presque inaperçu. Au cours de l'année 2011, nous avions pensé que les exigences de notre révolution et l'état sécuritaire très fragilisé de notre pays constituaient de véritables entraves pour célébrer la fête de notre indépendance nationale. La passer presque sous silence le 20 mars 2013, par les autorités du pays, la Troïka, constitue une atteinte grave à la mémoire de tout le peuple tunisien, une volonté délibérée d'ignorer les sacrifices des milliers de nos martyrs et le souvenir de tant de guerres de libération menées par toutes les composantes de la société tunisienne, à commencer par les célèbres événements du 9 avril 1938, en passant par les émeutes du Jellaz, les événements du 18 janvier 1952, le martyre du grand leader Farhat Hached, les guerres menées par les Fellagas, ces héros nationaux, partout en Tunisie, du Sud au Nord, d'Est en Ouest. Ces guerres de libération ont été planifiées, suivies de près par les dirigeants du Néo-Destour, à leur tête le Combattant suprême Habib Bourguiba. Devant cette volonté manifeste d'offusquer le rôle du Néo-Nestour dans la lutte pour la libération et notamment celui du président Bourguiba et ses fidèles compagnons, Hédi Chaker, Farhat Hached, Dr Materi, Bahi Ladgham, Salah Ben Youssef, Hédi Nouira, Ahmed Tlili et Youssef Rouissi rappelons à tous sans exception que le 20 mars 1956 était l'aboutissement de la première grande révolution du peuple tunisien, celle de la lutte contre le colonialisme et la servitude. De façon moins marquée, cette lutte a été menée aussi par certains dirigeants du Parti communiste tunisien et par certains juifs tunisiens de gauche, tels Serge Adda, les Naccache et autres... La première révolution du peuple tunisien Le 20 mars 1956 constitue le couronnement et la réussite de la première révolution du peuple tunisien. Il constitue aussi le démarrage d'une autre lutte, non moins exaltante et non moins réussie, celle de l'édification de l'Etat tunisien avec ses assises populaires, son armée nationale, ses forces de sécurité, sa diplomatie et ses choix hautement civilisationnels, ceux de l'enseignement public gratuit pour tous, ceux de la santé et de l'habitat, et ceux enfin de l'émancipation de la femme tunisienne scellée par la promulgation du Code du statut personnel le 13 août 1956. Ces réformes qui constituent, selon Bourguiba, Al Jihad Alakbar (le grand jihad), étaient menées par des hommes dévoués à la cause publique, désintéressés et mus par un profond amour de la Tunisie. Les discours du président, hebdomadaires ou circonstanciels, forment une sorte de culture pour tout un peuple qui a choisi de déclarer la guerre au sous-développement, à l'ignorance, au tribalisme, au fanatisme et à la déliquescence. La promulgation de la Fête de la République le 25 juillet 1957, par tous les membres de l'Assemblée constituante, marque une deuxième étape réussie de la première révolution tunisienne. La dernière étape est relative à la promulgation de la première Constitution de la Tunisie libre, le 1er juin 1959. Rappelons à M. le président de la République, M. Moncef Marzouki, qui a présidé une petite cérémonie le 20 mars 2013, au Palais de Carthage, et qui n'a vu de cette épopée menée par le Néo-Destour sous la houlette du président Bourguiba, que le différend entre ce dernier et Salah Ben Youssef que l'arbre ne doit pas cacher la forêt. Jusqu'à aujourd'hui, aucune enquête sérieuse n'a établi de façon claire et sans équivoque la responsabilité du président Habib Bourguiba dans ce vil attentat. Les familles Ben Youssef et Bourguiba se sont réconciliées et au-delà, toutes les composantes du Néo-Destour se sont ralliées aux thèses de Bourguiba. Le martyr Salah Ben Youssef dort en paix, au Jellaz, auprès des grands martyrs de la nation. Aux grands hommes, la Tunisie reconnaissante. Nous avons presque le même âge, du moins nous appartenons à la même génération. Je vous dirai, Monsieur le président, que si je n'avais pas bénéficié de la bourse d'études du secondaire et du supérieur, comme les milliers de mes semblables, je n'aurais pas pu terminer mes études. Peut-être aussi, aviez-vous bénéficié de la même bourse. Joie de vivre et sérénité Orphelin que j'étais, de la bourse de mes études au supérieur, j'envoyais une part à ma famille. Le dispensaire de ma localité Ksar Gafsa veillait avec son infirmier et son médecin à ma santé gratuitement. Maintenant que sous la révolution du 14 janvier 2011, des dizaines de citoyens se sont fait brûler, faute de moyens, faute de travail et faute d'un soutien moral et psychique éclairé et efficace, la plupart des Tunisiens sous le régime de Bourguiba travaillaient parfois pour des salaires de misère, mais avaient toutefois la paix dans l'âme, la joie de vivre et la sérénité propre au petit peuple. Ces états d'âme, le peuple tunisien les a perdus. Je ne sais pas si vous avez, dans votre jeunesse, participé à un meeting présidé par Bourguiba, mais avouez-le bien, le charisme de l'homme, son franc-parler et son éloquence mettaient tout un peuple à l'aise. Ce qui l'animait, ce n'était ni son amour pour le fauteuil ni son amour pour l'argent, mais son amour pour la Tunisie. Il est mort sans laisser cent dinars dans son compte. Il a poussé son fils à vendre sa maison pour éviter tout soupçon de népotisme. Je ne laisserai pas passer cette occasion sans parler de la belle expérience de collectivisation, Ettaadhed, sous l'égide de M. Ahmed Ben Saleh. Croyez-moi, Monsieur le président, qu'étudiants et ouvriers avaient la main dans la main et la Tunisie d'alors, à l'instar des grandes nations comme la Chine et l'URSS, voulait édifier son propre socialisme. L'effervescence et la vitalité qui accompagnaient cette expérience dénotaient sans aucun doute que la Tunisie menait sa guerre sainte contre le sous-développement et la misère. Malheureusement, la bureaucratie et les intérêts féodaux des grands propriétaires terriens ont fini, avec la maladie du président, par avoir le dessus. J'ai tenu à vous rappeler ces épisodes de notre histoire de façon schématique, parce que je pense, qu'au-delà des intérêts bassement matériels de certains partis au pouvoir et au-delà des calculs et des magouilles politiciennes, la révolution du 14 janvier 2011 a fort besoin de cet enthousiasme et de cet élan populaires qui lui manquent amèrement. Alors que le taux de pauvreté de notre pays a atteint plus de 11% et qu'on ne parle plus de classe moyenne, disparue sous les coups de boulet de la cherté de la vie, il est immoral, c'est le moins qu'on puisse dire, que nos députés se targuent d'avoir des indemnités allant jusqu'à trois mille dinars et que vous-même bénéficiez de cette même indemnité multipliée par dix. J'espère qu'en ce qui vous concerne au moins, il ne s'agirait que de médisances. Est-ce pour autant que le président Bourguiba n'a pas commis d'erreurs ? Course impitoyable vers le pouvoir Entre âme et conscience, vu son âge avancé et sa santé de plus en plus défaillante, je dirais qu'il a été mis sous la houlette de ses «conseillers» et de ceux qui l'entouraient dont la caractéristique essentielle était l'avidité et la course impitoyable vers le pouvoir. Il a raté beaucoup d'occasions pour sortir par la grande porte de l'histoire comme a fait cet autre Africain, le président Léopold Senghor. En politique, tout est relatif. Personne ne peut prétendre détenir la vérité absolue. Alors que la France qui nous colonisait hier vient aujourd'hui, en la personne de la mairie de Paris présidée par M. Delanoë, ce Français de pur-sang tunisien, à qui vous permettez que j'adresse mes vifs sentiments de reconnaissance, a réservé un square, place de l'Esplanade, au nom de Habib Bourguiba, il est impardonnable que le gouvernement que vous présidez n'a pas daigné dresser le drapeau tunisien sur l'avenue qui porte son nom, ni ailleurs. Je sais que je m'adresse à un démocrate et à un homme qui a su dire non aux abus. Ne tombez pas dans le piège de ceux qui veulent effacer de notre passé la période de Bourguiba, celle de la lutte contre le sous-développement, le fanatisme, celle du savoir, de l'émancipation de la femme et de la modernité. A ceux-là, nous dirons qu'une nation sans passé est une nation sans avenir. Après le déclenchement de la révolution du 14 janvier 2011, que nous avons espéré celle de la liberté, de la démocratie et de la dignité, et en se référant aux tumultes et aux arguments des uns et des autres relatifs aux différents textes de loi qui ont constitué les fondements du jeune Etat tunisien (Code du statut personnel, Code des obligations et des contrats, la Constitution du 1er juin 1959, etc.), on est frappés par cette idée que l'histoire est en train de se répéter. Sous l'influence de courants religieux bornés et dont les intérêts étaient liés à la classe féodale terrienne, tous ces textes sus-cités contenaient de graves survivances traditionnalistes dont notamment l'inégalité entre la femme et l'homme en matière successorale. A l'heure actuelle, avec l'accaparement du pouvoir par le parti Ennahdha, les mêmes débats sont en train de se répéter avec un supplément de férocité et d'aveuglement. Les meurtres de Chokri Belaïd et de Lotfi Nagdh sont malheureusement là pour nous le rappeler. Vous ne pouvez pas douter du fait que Bourguiba était un musulman. Il avait une conception de l'Islam propre à lui, celle de l'effort, de l'ouverture, de la tolérance et du refus de tout fanatisme. A ce propos, et en tant que démocrate, permettez-moi de vous rappeler ce qu'a écrit un penseur arabe : «La théocratie est la plus abominable des dictatures parce qu'elle interprète toute forme d'opposition en termes d'athéisme et d'apostasie(**). Last but not least, n'avez-vous jamais imaginé ce qu'aurait été la carte du Proche-Orient si les Palestiniens avaient suivi les conseils du président Bourguiba émis dans son discours d'Ariha en 1965 ? Ibn Khaldoun ne disait-il pas que l'histoire n'est pas le fait de relater des événements mais d'en saisir les significations et les leçons». * (Avocat à la Cour de cassation) ____________________ ** Voir Nasr Hamed Abou Zeid : Les cercles de la peur. Pour une lecture du discours sur la femme, pp. 72 et suivantes