Plus de 10 mille chiites tunisiens dans nos murs Le premier mouvement chiite en passe d'être créé sous la houlette du cheikh Moubarek Baâdech Le spectre d'un «Hezbollah» tunisien pour le moment écarté Après les nahdhaouis et les salafistes, c'est au tour d'une autre confrérie islamiste, à savoir les chiites, de montrer le bout du nez dans nos murs. Mais, toutes proportions gardées, bien sûr, les chiites étant encore à leurs premiers balbutiements. En ce sens qu'ils n'ont, pour le moment, ni un mouvement légalement reconnu ni un rayonnement en bonne et due forme. En revanche, ils ne croisent pas les bras, ne chôment pas, s'évertuant à rassembler leurs rangs, dans une stratégie de mobilisation qu'on dit «des plus prometteuses». Questions : qui sont ces chiites? Où s'activent-ils ? Combien sont-ils ? Quelles sont leurs visées ? Quel rapport ont-ils avec l'Iran, porte-drapeau du chiisme dans le monde? Et, mine de rien, arrivera-t-il un jour où on aura, chez nous, un remake du Hezbollah libanais ? Enquête. C'est au lendemain de la révolution que les chiites tunisiens commencèrent publiquement à décliner leur appartenance à l'idéologie chère aux Iraniens. Historiquement, ils étaient de petites dizaines d'activistes à travailler dans la clandestinité au temps de l'ancien régime, sous la couverture d'associations de bienfaisance chargées de la distribution d'aides au profit de plusieurs catégories de citoyens (familles nécessiteuses, jardins d'enfants, femmes divorcées ou veuves, enfants sans parents, etc). En jouant à fond la carte sociale, les chiites ont pu, alors, atteindre leur premier objectif, à savoir s'implanter doucement mais sûrement dans le pays, en attendant des jours meilleurs. En parallèle, ils arrivaient, tant bien que mal, à flirter avec les autres tendances islamistes, particulièrement les nahdhaouis qui faisaient, à l'époque, de «la résistance en cachette». Et ce n'est pas un hasard s'ils ont voté Ennahdha en bloc lors des dernières élections. Mongi Ben Ali, 60 ans, ex-cadre dans une entreprise publique, ne s'en cache pas : «Chiite, je suis fier de l'être», lance-t-il d'emblée, avant de reconnaître que «sous Ben Ali, nous œuvrions dans la peur aux côtés de nos camarades nahdhaouis qui nous ont facilement adoptés, parce que nos chemins se croisaient». Faisant encore machine arrière, notre interlocuteur se remémore les souvenirs de lutte commune qu'il dit «inoubliables», tels que «le drame de Bab Souika, les arrestations abusives, la terreur des prisons, les descentes policières à la maison en pleine nuit, les rencontres secrètes à l'étranger avec les nahdhaouis en cavale... Bref, nous étions, eux et nous, dans le même pétrin et mobilisés pour la même cause sacrée, à savoir la diffusion des vertus de l'Islam et, par là, la désoccidentalisation alors rampante du pays. Aujourd'hui, Dieu merci, la dictature n'est plus, et notre patience a prévalu». Cueillant les fruits de la révolution, les chiites se sont, depuis, empressés de se réorganiser pour parvenir, au bout de quelques mois d'un grand effort de prospection, à rassembler leurs partisans éparpillés, jusque-là, un peu partout dans le pays, et particulièrement dans les régions du Sud, berceau de leur guide, le cheikh Moubarek Baâdech. Aujourd'hui, leur nombre est estimé entre 10 et 20 mille à avoir épousé le chiisme qu'ils se mettront à implanter en Tunisie. «Certains, précise Mongi Ben Ali, oublient que le chiisme a frappé aux portes de la Tunisie depuis l'an 145 de l'Hégire, au temps des cheikhs Abou Soufiène et Al Halwani, à l'époque de l'ère des Aghlabides. Il nous revient désormais de le réhabiliter, en tant que l'une des composantes essentielles de l'Islam». Non à Ennahdha Hier amis, chiites et nahdhaouis ne semblent plus l'être aujourd'hui, les premiers pouvant voler de leurs propres ailes, soit dans la pure tradition de l'animosité historique entre les deux tendances (sunnites et chiites). Notre interlocuteur l'explique à sa manière. «Ecoutez, s'exclame-t-il, que peut-on espérer d'un mouvement islamiste qui tombe dans les bras de l'Occident et, pire, dans le bourbier américain qui reste l'ennemi n°1 de notre religion ? Eh bien, Ennahdha l'a hélas fait. C'est là, croyez-moi, une humiliation et pour l'Islam et pour l'Iran qui reste le porte-drapeau de cette religion dans le monde». Autre signe de l'hostilité renaissante entre les deux confréries : la volte-face du numéro un des chiites tunisiens cheikh Moubarek Baâdech qui a précipitamment boudé les cercles restreints d'Ennahdha, au lendemain des dernières élections (voir encadré ci-joint). Autant dire qu'une probable coalition (ou réconciliation) entre les deux frères ennemis lors des prochaines élections relève tout simplement de l'utopie, en dépit des tentations des intérêts électoraux. L'Iran s'en mêle ? Et l'Iran dans tout cela ? Si on ignore, pour le moment, les grandes lignes d'un éventuel «projet» échafaudé par les autorités de Téhéran pour «le front tunisien», l'on sait, par contre, que celles-ci sont devenues plus présentes dans nos murs, au lendemain même de la révolution. Leurs marques de soutien à l'adresse de nos chiites ne sont pas passées inaperçues. Cela va de l'intensification des échanges culturels, éducatifs et sportifs à la distribution d'aides aux associations de bienfaisance prochiites, en passant par le financement des voyages effectués en Iran par le guide Moubarek Baâdech et ses hommes. Chargée de l'exécution de ces opérations qui ont tout d'une offensive de charme, l'ambassade d'Iran à Tunis semble s'y plaire, «au nom de la coopération tuniso-perse qui renaît de ses cendres». Certes, tout cela est vrai, mais y a-t-il la face cachée du romantisme ? Question qui revient forcément sur les lèvres, quand on sait ce que fait un certain Hezbollah au Liban et ailleurs. Mouvement radical à la solde de Téhéran, celui-ci continue de faire des émules. Sa tâche d'huile arrosera-t-elle un jour la Tunisie ? Autrement dit, nos chiites seront-ils aussi redoutables et dangereux que les salafistes ? Si nous eûmes droit à une... fin de non-recevoir à l'ambassade iranienne à Tunis, nous nous sommes rabattus sur certaines sources sécuritaires généralement bien informées, qui nous ont affirmé que «pour le moment du moins, le spectre de l'émergence d'un “hezbollah tunisien" est écarté, les chiites n'étant pas encore assez structurés et actifs en Tunisie pour constituer une menace. N'empêche que notre vigilance n'est jamais en berne». Pour M. Ben Ali, «il serait parfaitement stupide de parler de menace chiite en Tunisie où notre combat, faut-il le souligner, est exclusivement axé sur la diffusion du chiisme sain, pacifique et vacciné contre toute instrumentalisation politique. A l'opposé, par exemple, des salafistes qui prônent la violence et le jihad, nous, nous privilégions le dialogue, la concorde et la cohabitation entre les peuples, toutes tendances religieuses confondues». Qui est le guide des chiites tunisiens ? Cet ex-ami de Rached Ghannouchi a séjourné à 4 reprises en Iran Le cheikh Moubarek Baâdech est actuellement l'homme fort des chiites tunisiens et leur guide spirituel. Agé de 78 ans, ce natif du gouvernorat de Kébili a tôt fait d'afficher son penchant pour le Coran, en émigrant, à l'âge de 15 ans, à Tunis pour poursuivre des études en théologie à la mosquée Ezzitouna. Là où il avait, six années durant, côtoyé des érudits sunnites qui l'ont tellement marqué qu'il a fini par adopter leur idéologie. Après avoir longtemps fréquenté clandestinement les cercles de la confrérie des Frères musulmans (Al-Ikhwan Al Mouslimine) alors en vogue dans le monde arabe, et particulièrement en Egypte, Baâdech eut, un jour, le... coup de foudre pour un certain Rached Ghannouchi qui œuvrait à l'époque pour la création du Mouvement de la tendance islamique (appelé aujourd'hui Ennahdha). Le courant est vite passé entre les deux hommes, en ce sens que Ghannouchi n'a pas hésité à confier à son ami la direction de trois bureaux locaux du mouvement chargés de la mobilisation des partisans. Baâdech s'y impliquait si profondément qu'il a dû par moments transformer son domicile en refuge sûr pour les dirigeants d'Ennahdha, alors activement recherchés par la police de Ben Ali. Mais la lune de miel entre ces deux hommes allait subitement prendre fin au lendemain de la révolution, lorsque le cheikh Baâdech, sans doute déçu par le nouveau tournant pris par Ennahdha qui n'a pas tenu sa promesse d'instaurer la charia, rallia les rangs des chiites. Du coup, l'homme «s'iranise», en commençant à mener campagne avec ses deux lieutenants, Tijani Semaoui et Hosni Cheïr, en faveur de la diffusion du chiisme en Tunisie. Chez les ayatollahs Bien que jusqu'ici peu ou pas du tout médiatisé, pour avoir préféré «l'efficacité dans la discrétion», le cheikh Baâdech se fait vite adopter par les Iraniens auprès desquels il avait séjourné à quatre reprises aux frais des ayatollahs qui lui ont fait visiter, entre autres lieux célèbres, la ville sainte de Qom et le QG du guide iranien Ali Khameneï, tout en lui permettant de rencontrer de hauts dignitaires tels qu'Ahmadinejad, Hachemi Rafsanjani, Ali Taskhiri, outre de grands théologiens chiites. Baâdech qui s'enorgueillit d'avoir vu son épouse (qui lui a donné sept enfants) devenir à l'époque la première femme tunisienne à avoir porté le hijab, a toujours martelé, dans son entourage, qu'il entretient de bonnes relations avec la police tunisienne, que le salafisme est un grave fléau et qu'Ennahdha gagnera les prochaines élections. M.Z.