Que retenir de cette 63e édition du Festival de Cannes (du 12 au 23 mai) marquée par un temps maussade, une sélection officielle mitigée et surtout par une multitude de polémiques? A vrai dire sur les 19 films en compétition si peu se sont imposés et ont convaincu. A preuve, la Palme d'or totalement inattendue et décerné, comme l'a titré le journal Le Monde, à «un outsider du cinéma», le Thaïlandais Apichatpong Werasethakul, pour son film Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures. Programmé à deux jours de la fin du festival, ce sixième long métrage de ce réalisateur au nom imprononçable appelé familièrement Joe, pour faire plus court, n'a pas été vu par beaucoup de monde. Considéré comme un «outsider du cinéma», Werasethakul a pourtant réussi à convaincre le jury de cette 63e édition et notamment son président, l'inénarrable Tim Burton, dont l'empreinte sur le palmarès est manifeste. Car, Oncle Boonmee… est le seul film de la compétition qui s'apparente au fantasque et au baroque, un monde très prisé par le maître américain de l'animation. Dans cette histoire de réincarnation et de transmigration entre les hommes, les plantes, les animaux et les fantômes, le personnage central Oncle Boonmee souffre d'une insuffisance rénale aiguë et décide de finir ses jours auprès des siens à la campagne. Etrangement, les fantômes de sa femme décédée et de son fils disparu s'invitent à sa table; ils sont venus le prendre en voyage à travers la forêt jusqu'à une grotte au sommet d'une colline. Le lieu de naissance de sa première vie. Un voyage vers les origines, mais aussi vers le futur. Buffle, princesse abeilles, poisson-chat fantôme-singe aux yeux rouges, veuve fantôme, peuplent ce «film d'horreur», loufoque et bizarre au rythme lent et parfois même de plomb qui s'apparente plus aux installations vidéos d'art contemporain et à la B.D. qu'au cinéma à propement dit. Pour apprécier, il faut vraiment aimer l'univers du réalisateur thaïlandais, qui se décline entre «mysticisme» et «surnaturel», et supporter le rythme qui frise le supplice de la goutte à l'instar du lent écoulement (goutte à goutte) du sérum qu'utilise l'Oncle Boonmee pour faire sa dialyse. Fidèle à sa vocation, «Cannes» a ainsi récompensé un film d'auteur venant d'Asie et, de surcroît, d'un pays marqué par la récente violente révolte «des chemises rouges». Ainsi, six ans après avoir décroché le prix du jury pour Tropical malady à Cannes où il a été découvert, celui que l'on surnomme «Joe» a raflé la récompense suprême de cette 63e édition. Boudé par les distributeurs, son film en a finalement trouvé un pour sa commercialisation en France, mais fera-t-il long feu dans les salles de l'Hexagone dominé par le cinéma populaire? Prix majeurs pour le cinéma français Les deux prix majeurs après la Palme d'or, soit le «Grand prix» et le «Prix de la mise en scène» ont également échu à deux films d'auteurs, mais cette fois-ci français : Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois et Tournée de Mathieu Amalric. Ce ne sont certes pas des chefs-d'œuvre, mais si l'on y ajoute le prix de l'interprétation féminine raflé par Juliette Binoche pour sa performance dans Copie conforme de l'Iranien Abbas Kiarostami, l'on peut dire qu'avec trois prix majeurs la France a «raflé la mise». Signe de bonne santé du cinéma français? Là n'est pas la question qui réside plutôt ailleurs‑: la quantité secrète assurément quelques films de qualité. Ainsi, si l'on sait que près de 200 films par an sont produits en France quoi de plus normal de la voir figurer en bonne place au palmarès du plus prestigieux festival au monde. Le détenteur du Grand Prix, Des hommes et des dieux, met en scène l'histoire des sept moines de Tibehirine enlevés en Algérie par des islamistes et retrouvés morts dans des circonstances mystérieuses. Le film traite en fait du quotidien des moines vivant en harmonie avec la population locale mais qui vont se retrouver face à un dilemme : partir ou rester devant la menace islamiste? A travers un traitement sobre et épuré, le film véhicule, malgré quelques clichés, un message pacifiste de coexistence et de respect mutuel entre les religions. Tournée d'Amalric, moins grave et plus ludique, oscille entre les genres road-movie, music-hall, fiction et un brin documentaire. D'où, malgré une atmosphère chaleureuse et généreuse, une confusion des styles. Mais ce mélange a visiblement convaincu le jury qui lui a décerné le Prix de la mise en scène. Après plus d'une décennie d'absence, le cinéma africain, à travers Un homme qui crie du Tchadien Mahamet Saleh Haroun, est non seulement de retour à la compétition mais figure aussi dans le palmarès de cette 63e édition de Cannes. Couronné par le Prix spécial du jury, cet opus traite de la transmission ratée entre père et fils avec en toile de fond la guerre civile qui déchire le pays. Aussi, drame intime aux accents mythologiques et tragédie vécue par tout un peuple et tout un pays s'entremêlent-ils dans une mise en scène assez sobre, mais non dépourvue de lenteur. L'Afrique, démunie, blessée, abandonnée à son sort, déchirée par les guerres et la violence, figure en arrière-plan du thème central de la filiation somme toute récurrent dans le cinéma de Haroun (Abouna et Darratt). Ainsi, en octroyant son prix à Un homme qui crie, le jury de cette 63e édition de Cannes met un terme à la longue abstinence du cinéma africain aussi bien au plan de la sélection officielle que du palmarès. Le reste des récompenses relève plutôt du saupoudrage diplomatique. Mais signalons quand même le prix de consolation (celui du scénario) octroyé à Poetry du Chinois Lee Chang-Dong, un film plein de grâce et de poésie dont l'actrice principale, Yun Junghee, méritait bien, en ex aequo avec Juliette Binoche, un prix d'interprétation féminine pour son rôle de grand-mère atteinte d'Alzheimer. Signalons aussi l'absence de Route Irish de Ken Loach du palmarès de cette édition. Ce qui n'est point justifié tant le film du réalisateur britannique est mené de main de maître et traite d'un problème majeur d'une actualité brûlante : la guerre (ici celle de l'Amérique contre l'Irak) en tant que marché juteux pour les politiques et les hommes d'affaires véreux qui s'enrichissent follement en semant mort, destruction et souffrance. Polémiques sur polémiques Enfin, Cannes a été marqué, cette année, par plusieurs polémiques qui ont fait non seulement couler beaucoup d'encre et de salive, mais suscité des actions entre pétitions et manifestations. On sait la polémique qui a entouré le film Hors-la-loi de Rachid Bouchareb en compétition sous la bannière algérienne, traité «d'anti-français» parce qu'il a audacieusement «osé» se focaliser sur une période délicate et importante de l'histoire commune entre l'Algérie et la France, les évènements du 8 mai 1945 de Sétif, qui a engendré des milliers de morts algériens et une centaine de morts français. Quoique le film soit un flop parce qu'il a emprunté de-ci de-là quelques styles et clichés, il n'empêche que certaines parties extrémistes françaises refusant tout traitement ou abord de l'histoire coloniale de la France en Algérie, notamment, ont créé non pas un «débat d'idées dans la sérénité, mais dans un champ de bataille», comme l'a affirmé Rachid Bouchareb. Autres polémiques : la tempête provoquée par la projection en «séance spéciale» du documentaire Draquila de l'Italienne Sabina Guzzanti sur le tremblement de terre d'Aquilla qui a frappé l'Italie en avril 2009. La réalisatrice s'attaque par la caricature au président du Conseil Silvio Berlusconi, le ministre de la Culture italien Sandro Bondi a par conséquent boycotté le festival. La programmation de Soleil trompeur 2 du Russe Nikita Mikhalkov a suscité le courroux de plusieurs professionnels du cinéma russe qui ont signé une pétition dénonçant celui qu'ils considèrent comme un apparatchik. Enfin, Carlos d'Olivier Assayas a créé le débat. S'agit-il d'un film ou d'une série télé? Ce triptyque produit par «Canal +» a été écarté de la compétition alors qu'il est réalisé de main de maître et magistralement interprété par Edgar Ramirez (dans le rôle de Carlos). Enfin, J.L.Godard, lui, n'a pas hésité à faire dans la provocation en mettant sur internet de manière compressée l'intégralité de son dernier opus, Film socialisme, du reste magistral, plusieurs semaines avant le festival de Cannes. Puis à le proposer, à l'initiative de son distributeur, sur une chaîne câblée française. Ce qui a fait bondir les ardents défenseurs de la propriété intellectuelle et les défenseurs de l'ordre de diffusion des films sur les divers supports (cinéma, télé, puis DVD). Mais c'est ça Cannes, un lieu de découverte de films, surtout dans les années de bon cru, de débats d'idées et de réflexion sur les mutations et les évolutions dans le monde du cinéma.