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L'enfant aux 1.000 volts n'a pas changé
L'entretien du lundi : Sihem Belkhodja (chorégraphe-actrice culturelle)
Publié dans La Presse de Tunisie le 20 - 05 - 2013

Nous l'avons connue à l'aube des années 1980, lorsque toute jeune, elle se démenait avec l'enthousiasme d'un petit diable pour monter — et montrer — les performances de son groupe de danseurs à la maison de la culture Ibn-Rachiq. Audacieuse, mais polie, volubile mais directe, elle vous amenait à l'écouter et à vous laisser convaincre de l'importance de ce à quoi elle se consacrait : la danse.
Cette facilité de contact qu'elle avait et qu'elle a toujours, ajoutée à la foi qu'elle a en ce qu'elle fait, l'a sûrement beaucoup aidée dans son parcours, lui ouvrant les portes de la télévision et des grandes productions d'abord, du monde restreint des fonds et des organismes soutenant l'action culturelle de par le monde ensuite. Cela lui a permis de monter des manifestations de danse, de cinéma et de lettres, en plus de son école des arts et de cinéma. Pourtant, elle continue de danser et de former de nombreux jeunes. A l'évidence, elle est restée l'enfant aux 1.000 volts qu'elle était et, par conséquent, difficile à étiqueter.
Sihem Belkhodja — c'est d'elle qu'il s'agit — nous parle ici de son parcours, de ses convictions et de son rapport à Abdelwahab Abdallah et au régime de Ben Ali dont ses détracteurs la disent proche. Ecoutons-la.
A une époque où la majorité des Tunisiens ignoraient (ou occultaient) qu'il existait des cours de danse classique au Conservatoire, vous vous y inscriviez et vous vous passionniez pour cette discipline...
Toute jeune, je faisais preuve d'un dynamisme et d'une énergie débordants, peut-être parce que j'étais la seule fille de la famille. Je n'étais pas, à cette époque, particulièrement intéressée par la danse. C'était une activité parmi d'autres. Mon père (paix à son âme) a eu l'intelligence de m'inscrire dans des clubs et au Conservatoire, pour tout ce que je voulais faire : la gymnastique où j'ai été même sélectionnée en équipe nationale, la natation, le théâtre, le violon (génération Hafedh Makni) et danse, en plus de ma scolarisation, bien sûr. Il voulait sûrement canaliser mon énergie et «dompter» l'enfant aux 1.000 volts que j'étais, qui dormait peu et qui cherchait tout le temps à se dépenser dans une activité physique. Il était rare qui je rentre à la maison avant 20h00, ayant chaque jour — sauf les week-ends — des entraînement ou des cours, après l'école. La passion pour la danse, en tant que discipline à laquelle j'allais me consacrer est venue après.
Nous voyons, aujourd'hui, que vous n'avez pas beaucoup changé. Vous êtes chorégraphe, formatrice initiatrice et directrice d'une compagnie de danse, de quatre festivals et d'une école de cinéma. Comment pouvez-vous être tout cela à la fois, d'autant que vous êtes une mère de famille qui voyage beaucoup, de surcroît ?
C'est essentiellement grâce à la danse, à laquelle je consacre quotidiennement, et à l'exception des manifestations que nous organisons, quatre à cinq heures. Le corps, qui s'accorde des instants de respiration, se repose dans l'exercice. C'est pourquoi, je n'ai toujours pas besoin de beaucoup dormir pour me sentir en forme. Regardez les skippers; ils se contentent de quelques minutes éparses de sommeil. C'est un sommeil profond parce qu'ils se reposent dans l'action.
La maman en vous n'est-elle pas frustrée ? Du moins votre fille ne regrette-t-elle pas que vous soyez si prise par vos multiples activités ?
Ecoutez, cela fait 28 ans que je suis la maman de centaines d'enfants qui apprennent à danser avec moi, qui font partie de la compagnie, dont je booste les études et autant que possible l'avenir. Chams, une fille unique, vit dans une tribu où elle côtoie toutes les classes. Elle voit comment j'aborde les ados, comment je les laisse déraper pour mieux les récupérer... Elle profite tout le temps des leçons magistrales de la vie. Avec elle, je suis dans la qualité, pas la quantité. N'ayant pas été gâtée ou particulièrement protégée, elle est mûre par rapport à son âge.
Mais je crois quand même qu'elle aimerait voir sa mère à la cuisine devant les fourneaux ou partager avec elle une séance télé-feuilleton. Aussi et sauf imprévu, a-t-elle tout cela pendant les mois de Ramadan où j'ai le temps de me consacrer à elle, à la cuisine et à la télé.
Est-ce qu'elle fait de la danse?
Pas particulièrement. Elle est davantage musique.
Vous parliez de centaines de «vos» enfants que vous formez depuis 28 ans. Mais votre compagnie ne peut pas les accueillir tous...
C'est qu'il n'y a pas que la compagnie. Outre les clubs que j'anime au centre culturel et sportif d'El Menzah VI, il y a les ateliers gratuits qui existent depuis près de trois décennies et qui permettent la formation et l'encadrement de jeunes. Vous comprendrez que sur 400, seuls 8 ou 9 peuvent percer et devenir danseurs professionnels. Pour le reste, ils auront exercé une activité saine, auront été entourés et, dans une large mesure, empêchés de verser dans la délinquance. Les ateliers ne se sont jamais limités à Ibn-Rachiq ou — plus tard — au Centre d'El Menzah VI, puisque nous en avons ouvert à El Mourouj, à La Marsa, au Kram, à Gabès... grâce à des jeunes de ces localités, repérés et formés pour qu'ils en soient les animateurs.
Aujourd'hui, je me félicite d'avoir lutté dès le début des années 1980, pour imposer les garçons dans le domaine de la danse (ils n'étaient pas admis au Conservatoire), chose dans laquelle Samir Mahfoudh m'a, d'ailleurs, précédée.
En effet, cela a permis — au moins — d'atténuer le préjugé qu'un homme danseur est efféminé et surtout de former un noyau de public pour la danse. Autrement, croyez-vous que j'aurais pu attirer 1.500 et 2.000 spectateurs pour les spectacles de la compagnie dans les festivals régionaux.
Les «locomotives» de ce public étaient et sont, souvent, mes anciens élèves, qui viennent me féliciter, avec leur petite famille (ou les gens de leur quartier) après la performance. Rien ne me fait davantage plaisir.
C'est tout un concept, ces ateliers d'«Aouled el houma» (les enfants du quartier)...
Des écoles où j'ai été (Etats-Unis, Italie, Allemagne...), des professeurs et des grands chorégraphes qui m'ont encadrée, j'ai beaucoup appris techniquement et artistiquement. Mais c'est surtout l'Américaine Martha Graham qui m'a le plus influencée. Je l'ai suivie quand elle se déplaçait dans les patelins et dans les régions pour animer des ateliers, repérer et former ceux qui allaient la suppléer dans leurs environnements respectifs? J'ai essayé de transposer en Tunisie ce qu'elle faisait.
Vous dites aussi que vous-même, ainsi que la danse, devez beaucoup à feu Néjib Khattab et Héla Rokbi...
Et comment! En intégrant la danse dans le générique et dans le programme de leurs variétés entre 1985 et 1995, ils ont fait beaucoup de bien à la discipline, changé les mentalités et diffusé le respect du corps. Je ne sais si, aujourd'hui, on oserait montrer en gros plan une jeune fille faisant le grand écart et faire accepter, surtout aux décideurs actuels, qu'il s'agit d'art, de thérapie, de bien-être et que cela n'a rien de malsain. Et puisque j'ai évoqué l'année 1985, je voudrais dire qu'elle a marqué le premier spectacle rétribué de la compagnie. C'était à Menzel Bouzelfa, à l'occasion du Festival des orangers. Nous avons perçu 500 dinars qui nous ont permis d'acheter notre premier fax qui nous a ouvert les contacts avec d'autres manifestations.
Mais, à vrai dire, il n'y a pas eu que Néjib (paix à son âme) et Héla auxquels je suis redevable. Je suis très reconnaissante, d'abord, aux milliers de parents qui m'ont confié, tout au long de ces 28 dernières années, leurs enfants, aux gens de la culture, des médias qui m'ont soutenue et cru à la danse comme un art sain pour l'esprit et le corps, à Fadhel Jaziri, à Fadhel Jaïbi et à Frédéric Mitterrand qui m'ont ouvert de grands horizons qui ne se limitent pas à des performances dans leurs productions ou à assurer le générique, pendant trois ans, de l'émission «Les mots de minuit» de Thérèse Lombard sur Antenne 2 (France 2). Ils m'ont fait voir des films et lire des livres m'amenant à associer le cérébral au physique, c'est-à-dire à libérer le corps par la danse et l'esprit par le cinéma et les mots. Ils ne sont pas quelque part dans la création des manifestations «Doc à Tunis» et «Al Kalimat», ils en sont l'origine.
Vous oubliez Abdelwahab Abdallah dont on vous dit la «protégée»...
Ecoutez, vous me donnez l'occasion de clarifier une situation opaque. Ce monsieur, emprisonné aujourd'hui, que j'ai rencontré à l'occasion d'un spectacle donné à Londres en 1991, alors qu'il était ambassadeur et que je n'ai plus revu jusqu'en 2002 (j'y reviendrai), était autant le «geôlier» de la parole qui muselait les médias — c'était son boulot ou sa manière à lui de le faire —, autant il était la seule porte à laquelle les artistes pouvaient frapper. Ben Ali, qui n'avait pas de vision culturelle et artistique, l'écoutait et le suivait sûrement. C'est ainsi que beaucoup de projets et de créations censurés ou empêchés de voir le jour ont pu exister grâce à son intervention. D'ailleurs, ce sont des amis artistes qui m'ont conseillé d'aller le voir après que les ministres de l'Intérieur et de la Culture en poste en 2002 m'eurent signifié que les 1ères Rencontres chorégraphiques de Carthage ne pouvaient avoir lieu à cause de l'attentat — trop récent, selon eux — de la synagogue de Djerba. En lui exposant mon point de vue, il a été convaincu qu'il fallait, au contraire, montrer au monde, ainsi qu'aux Tunisiens que cet acte était isolé et que notre pays était une terre de tolérance, d'ouverture, d'arts et de culture. La manifestation a été maintenue au 1er mai grâce à son intervention, mais il n'y avait aucun officiel à l'ouverture ni à la clôture, d'ailleurs.
Où voulez-vous en venir par cette dernière précision?
Tout simplement que son intervention s'arrêtait là, que la danse ne faisait pas vraiment peur au système ni au régime, et qu'on s'en foutait. Les ballets, ou du moins les pièces et les tableaux dansants, sont considérés par les décideurs comme une animation pour la galerie comme un art mineur.
Voulez-vous dire que vous n'avez reçu aucun soutien matériel?
Absolument aucun. Le seul vrai soutien, je l'ai obtenu en 2007 (50.000 dinars du ministère de la Culture, 15.000 euros du Tourisme) lorsque, pour la première fois, le Fonds de la francophonie a décidé d'intégrer sa manifestation «Danse Afrique, danse» aux Rencontres de Carthage et de l'organiser en Tunisie en investissant 150.000 euros. N'eût été cette dimension «officielle» internationale, ces deux ministères n'auraient jamais consenti ce soutien.
Vous jouissiez, au moins indirectement, de la «protection» de Abdelwahab Abdallah...
Je ne nierai jamais qu'il m'a pris en sympathie, peut-être parce que je me permettais de lui dire les choses telles qu'elles sont, ce que d'autres n'auraient pas osé faire, comme lorsque je lui ai dit qu'il était inopportun de laisser trôner la photo de Ben Ali dans l'espace où devait être mené à l'occasion de l'année internationale de la jeunesse, le débat par et pour les jeunes.
Qui, par définition, veulent et doivent «tuer» le père pour s'affirmer. De là, à dire que j'étais sa «protégée», c'est trop. Mais je ne vous cache pas que dans une dictature, nous sommes amenés à agir au «bluff». Que des ministres ou même Ben Ali aient pensé que je jouissais de solides soutiens (même politiques) à l'étranger ne me gênait pas, alors que la réalité est que Frédéric Mitterrand, avant d'être ministre, m'a fait connaître des acteurs culturels qui, eux-mêmes, m'en ont présenté d'autres... C'est ce réseau qui m'a permis et me permet de financer les manifestations que j'organise, en plus des cachets que la compagnie perçoit pour ses représentations ici et à l'étranger. En Tunisie, le fait qu'en pensait que j'étais protégée par Abdelwahab Abdallah — ce que je laissais croire — entraînait juste certaines facilités de logistique.
Sinon, comment expliquer que nos manifestations se soient consolidées et qu'elles aient augmenté après la chute de Ben Ali ? Et si j'étais aussi proche du régime comme le prétendent certains, pourquoi n'aurais-je pas imposé le statut de danseur et de danseuse ? Comment n'aurais-je pas agi pour qu'il y ait le prix national de la chorégraphie ou de la danse, à l'image des autres arts ? Comment le mot danse aurait-il continué à être banni des discours de Ben Ali et de ses ministres ?
Nous savons que vous êtes en train de constituer une nouvelle association, «Artistes sans frontières». De quoi s'agit-il ?
Avec des amis des cinq continents, on a convenu de créer cette association, à l'image de «Reporters sans frontières» ou «Médecins sans frontières», qui soutiendrait tout artiste, où qu'il soit, à chaque fois que son statut et sa situation sont menacés. «Artistes sans frontières» est ouverte à toutes les disciplines artistiques, sans cloisonnement aucun.


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