Le pouvoir a vu d'un très mauvais œil le déplacement de ce «groupe d'individus» vers la Syrie. Les mots n'étaient pas assez durs pour qualifier cette «indisciplinée» action. Jaloux de ses prérogatives, l'exécutif considère que la politique étrangère est du ressort du gouvernement de la présidence de la République et de personne d'autre. M. Ben Abbès, en sa qualité de conseiller diplomatique auprès du président de la République provisoire, fait observer, soigneusement, que l'Etat tunisien se dégage complètement des conséquences politiques qui peuvent en découler. Nous allons voir pourquoi... Une délégation tunisienne est partie en Syrie, a rencontré le président Bachar Al Assad, comment jugez-vous cette initiative, et quelle serait la position de la Présidence ? Notre diplomatie n'est pas motivée par une quelconque idéologie, notre seule motivation est la défense des intérêts du pays. Par conséquent, toutes les décisions prises en matière de politique étrangère sont prises sur le principe de l'intérêt national. Nous considérons, à cet égard, que la visite effectuée, dernièrement, n'engage en rien l'Etat tunisien, puisqu'elle est motivée par un arrière-fond idéologique. C'est parce que vous considérez que la délégation est composée pour une large part de membres baâthistes, nationalistes, vous prenez vos distances par rapport à cela ? Nous prenons toutes les distances possibles et imaginables par rapport à cette démarche, qui n'engage que les personnes qui l'ont entreprise. La diplomatie tunisienne n'a qu'une seule voix, c'est la voix officielle. Ceci implique que toutes les conséquences politiques qui découlent de cette visite relèvent de la responsabilité de ce groupe. Par conséquent, il n'est pas question que la diplomatie soit représentée par qui que ce soit en dehors des structures officielles de l'Etat, à savoir le ministère des Affaires étrangères et la présidence de la République. La délégation n'était pas composée d'une seule famille politique, les panarabistes. Il y avait, entre autres, le parti Al Joumhouri, un membre de Nida Tounès, du Mouvement du peuple, et des militants associatifs. Elle est allée évaluer la situation sur le terrain, et prendre contact avec la communauté tunisienne paralysée, pour n'avoir plus de représentations consulaires. La démarche répondrait à une réelle demande émanant d'une partie de la population tunisienne locale. Quel est votre avis, par rapport à cela ? Il y a une lecture politique incontournable pour chaque action faite en direction d'un pays étranger. Cette lecture politique échappe même à la délégation qui ne peut en aucun cas contrôler l'usage. La délégation ne contrôle pas aujourd'hui l'exploitation politique faite par les autorités syriennes. Cela a des répercussions parfois négatives, y compris à l'intérieur de la scène politique tunisienne. Dès lors que le régime syrien tente aujourd'hui de diviser la scène nationale en deux camps, un camp supposé être pro-Bachar, et un camp, l'officiel, qui est contre Bachar. Ce sont des choses que ce groupe d'individus ne peuvent en mesurer la teneur. Quant à l'aspect humanitaire, nous ne sommes pas contre, ni contre les gens qui se déplacent. Nous sommes dans un pays libre où la circulation est libre, et nous ne sommes pas contre la démarche en soi. En revanche, nous tenons à mettre les gens devant leurs responsabilités quand ils parlent au nom de la Tunisie. Or, il n'y a qu'une seule voix en Tunisie. De plus, ils doivent faire très attention par rapport à toutes les tentatives de division. Ce que le régime syrien est en train de faire aujourd'hui. Le régime syrien est en train de dire que même ceux qui ont rompu les relations avec nous remettent en place des canaux de liaison. Ce sont les répercussions négatives de ce genre de démarches, quand elles ne sont pas précédées de concertations. Par ailleurs, les autorités tunisiennes n'ont jamais cessé de se préoccuper des prisonniers tunisiens, des djihadistes et de la communauté tunisienne. Nous avons nos canaux, notre manière de faire, et ces intentions perturbent les démarches et l'action du gouvernement, n'ayant pas tous les éléments en main. En politique étrangère, on devrait avoir un minimum de discipline pour ne pas donner l'occasion à qui que ce soit d'exploiter une démarche à des fins politiques propres, comme c'est le cas aujourd'hui. La politique étrangère est une attribution régalienne, cela va de soi, mais il semble que certains Tunisiens, qu'ils soient hommes politiques, militants associatifs, ou de simples citoyens, se sont sentis concernés, après la rupture des relations avec la Syrie et après la décision de fermeture de l'ambassade syrienne en Tunisie. D'où la démarche... En matière de politique étrangère, pour pouvoir agir, il faut disposer d'un maximum de données, et je doute que ces personnes soient réellement en mesure d'apprécier la situation telle qu'elle est. Cela étant dit, le gouvernement tunisien assume ses responsabilités, cela fait partie du bilan du gouvernement, la décision de rompre les relations avec la Syrie. Il y a des appréciations différentes. Laissons les choses se faire et nous ferons le bilan en bout de course. Mais de grâce, que chacun joue son rôle, un gouvernement gouverne, et la société civile surveille, exprime ses opinons, peut s'opposer librement, mais ne peut se substituer à l'Etat. Il faut faire la part des choses. La décision d'aller en Syrie en cette période avec toute la sensibilité de la situation et les démarches entreprises pour trouver une solution politique actuelle joue à contre-courant. Est-ce qu'il y a des prémices qui laissent penser à une reprise des relations diplomatiques avec une normalisation des relations avec la Syrie ? La Tunisie a une politique étrangère qui fonctionne selon des principes et on ne change pas de principes à tout bout de champ. C'est une appréciation réactualisée en fonction de la situation politique intérieure en Syrie. Mais nous défendons des principes, nous avons fait une révolution, nous défendons les libertés individuelles et collectives. Il est de notre devoir d'être en cohérence avec les libertés individuelles et les principes pour lesquels nous avons fait une révolution. Pensez-vous que les jihadistes qui combattent en Syrie sont pour les libertés individuelles et défendent ces principes ? Nous avons tiré la sonnette d'alarme bien avant que les choses ne dégénèrent, nous avons utilisé la carte diplomatique pour faire une pression significative et amener les belligérants autour de la table, pour qu'ils puissent trouver une issue. Il est évident que ces dérives telles que l'arrivée intempestive de jihadistes nous horrifient. Les conséquences seront dévastatrices pour la région si cela continue. Et je dirais même que les répercussions seront catastrophiques pour l'ensemble du monde arabe. Ainsi, quand on s'oppose à un régime dictatorial, cela ne veut pas dire qu'on est pour l'installation de la dictature religieuse, qui sera probablement pire. La Tunisie était connue pour sa politique étrangère, qualifiée de mesurée et sage, les observateurs ne l'ont fait remarquer qu'avec la fermeture de l'ambassade, il y a eu comme un revirement dans cette politique, est-ce vrai ? Les fondamentaux de la diplomatie tunisienne n'ont jamais été remis en question. Il se trouve que sur ce dossier en particulier, il y a eu un temps particulier, un temps révolutionnaire dans le monde arabe qui a été enclenché en Tunisie et qui nous impose une autre manière de voir et d'agir. Nous avons pris une décision que nous estimons toujours être la bonne, pour pouvoir dire haut et fort que le petit pays qui a enclenché le processus démocratique est à la hauteur de cet engagement, qui concerne nos frères syriens qui ont droit, eux aussi, à la démocratie. Mais cela ne remet pas en cause les fondamentaux de notre politique étrangère. Bourguiba, qui était le père de cette ligne, que nous reconnaissons et continuons à travailler dans le sillage de cette politique, a lui aussi par moments pris des décisions qui n'étaient pas nécessairement les plus populaires en matière de politique étrangère, et il avait raison de le faire. Donc laissez le temps faire, et les actions diplomatiques ne peuvent être lues qu'avec le recul. Laissez l'histoire juger.