Destitution de Mohamed Morsi : le gouvernement, l'opposition et les acteurs de la société civile en Tunisie sont appelés à en tirer les leçons. La vague de contestation sans précédent contre le président égyptien Mohamed Morsi risque-t-elle d'atteindre la Tunisie, surtout si l'on considère que les erreurs commises par les Frères musulmans égyptiens rejoignent celles dans lesquelles est tombé le gouvernement de la Troïka, avec Ennahdha comme composante essentielle ? Quelles sont les actions à mettre, en urgence, en œuvre pour que la rue tunisienne n'emboîte pas le pas à la rue égyptienne où les jeunes ont décidé d'en finir avec le régime ? Le calme observé mardi au sein de l'Assemblée nationale constituante laisse-t-il entendre que nos constituants, qu'ils appartiennent au pouvoir en place ou à l'opposition, ont saisi le message provenant de l'Egypte et ont compris que l'heure n'est plus aux tiraillements et aux divisions mais plutôt aux consensus tant recherchés depuis la victoire de la révolution de la liberté et de la dignité ? Toutes ces problématiques appellent à une réflexion commune de la part des acteurs du paysage politique national, des experts en stratégie ou des militants de la société civile, d'autant plus que la dynamique contestataire auprès des jeunes semble avoir démarré. Ainsi, les dernières informations montrent que l'association «Tamarrod» (rébellion) a déjà enregistré près de 200.000 adhésions sur les réseaux sociaux où elle bat son plein depuis le déclenchement de l'agitation en Egypte. Les mêmes erreurs, les mêmes échecs Noureddine Ennaïfer, expert en études stratégiques, estime que «le phénomène égyptien est insolite puisque plus du tiers de la population égyptienne s'élève contre un pouvoir élu et exige purement et simplement son départ. Et ce n'est pas l'opposition qui a déclenché le processus. Ce sont les jeunes qui ont décidé que Mohamed Morsi et son régime (celui des Frères musulmans) doivent partir». Le Pr Ennaïfer dégage quatre causes principales à l'origine de l'agitation en Egypte: «La culture de fraternisation (akhouana) imposée par Morsi, le non-respect du contrat politique scellé entre Morsi et la société, le camouflet économique qui a engendré une paupérisation généralisée et le hiatus avec toute la classe politique égyptienne, y compris les salafistes égyptiens». La contagion ou la transposition du mouvement contestataire en Egypte est-elle possible sous nos cieux ? «Entre Ennahdha et le Parti égyptien de la justice et du développement (la nouvelle appellation des Frères musulmans), les erreurs et les échecs sont pratiquement les mêmes, plus particulièrement au niveau de l'absence totale du développement des régions. La classe moyenne tunisienne en décomposition continue pourrait résister encore pour une période qui ne sera pas dans tous les cas très longue. Toutefois, mon sentiment personnel est que Ramadan 2013 sera un mois très difficile, surtout avec la crise du tourisme qui a touché plus de 400.000 travailleurs qui se sont retrouvés au chômage. De plus, la dynamique de la rébellion a déjà commencé sur les réseaux sociaux. Pour moi, notre classe politique (pouvoir et opposition) ne semble pas posséder les moyens de maîtriser cette dynamique d'autant plus que les conditions objectives à son développement sont réunies : laxisme, corruption généralisée et violence organisée. Je crains fort que l'infection ait atteint son stade final», souligne encore le Dr Ennaïfer. La légitimité électorale n'est plus suffisante Pour Abderrazak Hammami, secrétaire général du Parti du travail patriotique démocratique, «les événements qui se déroulent en Egypte ont le mérite de dévoiler que «la légitimité électorale n'est pas suffisante pour gouverner en période de transition d'autant plus que les erreurs commises par Ennahdha et le parti de Mohamed Morsi se rejoignent dans une large mesure. Il est vrai que la situation est désastreuse en Tunisie mais je dois reconnaître que nous n'avons pas atteint le point de non-retour. Notre opposition est encore loin de l'unité tant espérée mais j'ai le sentiment qu'elle finira par parler le même langage dans le cas où Ennahdha et ses alliés continueraient leur politique de non-écoute des Tunisiens et de rejet des consensus plus particulièrement pour ce qui est de la constitution. Quant à se retrancher derrière la légitimité électorale acquise le 23 octobre 2011, je pense que ce comportement n'est plus d'actualité puisque ce qui se passe en Egypte nous a apporté la preuve que la légitimité électorale n'est plus suffisante et qu'elle doit être appuyée par la légitimité consensuelle. La Tunisie est-elle à l'abri de toute contagion ? «Il est possible, estime le SG du Parti du travail patriotique démocratique, de ne pas nous enfoncer dans le marasme dans lequel est tombée l'Egypte à condition de tout mettre sur la table des négociations et des concertations en ayant une volonté partagée de mettre un terme définitif à la violence, à l'encouragement de la création des milices qui agissent dans l'impunité totale et en adoptant des mesures économiques urgentes pour faire face à la détérioration du pouvoir d'achat du citoyen». Quant au changement de ton au sein de l'ANC, Abderrazak Hammami exprime l'espoir que «l'apaisement constaté mardi dernier n'est pas conjoncturel et qu'il témoigne d'une réelle volonté de réviser sérieusement les politiques déjà adoptées mais qui n'ont produit que des échecs». Nous sommes condamnés à gouverner ensemble Constituant nahdhaoui et enseignant universitaire de philosophie, Ahmed Mechergui estime que «la pratique de la politique en Tunisie diffère de celle en vigueur en Egypte où les politiciens n'ont pas compris qu'ils doivent diriger leur pays en optant pour les coalitions. Pour moi, c'est une condition fondamentale à la réussite des révolutions : il est impératif de marier la légitimité des urnes à la légitimité consensuelle. Aucun parti politique n'est en mesure d'affronter, tout seul, les défis résultant de la révolution». «Nous livrons une guerre quotidienne contre la corruption et l'absence de développement. Nous menons une œuvre qui commande la participation de tous». Sur un autre plan, le constituant nahdhaoui se dit confiant, estimant qu'il est difficile que le vent de la contagion souffle sur la Tunisie. «Le peuple tunisien a déjà démontré qu'il est un peuple rationnel et qu'il sait faire la part des choses. D'autre part, l'élite politique tunisienne est plus proche de l'esprit cartésien à la française alors que les élites du Machrek sont plus proches de l'esprit idéaliste à l'allemande. En plus, le peuple tunisien a montré à plusieurs reprises qu'il est capable de remettre les pendules à l'heure quand ses élites dévient ou perdent la boussole». «A l'ANC, souligne toujours Ahmed Mechergui, j'ai senti, mardi dernier, pour la première fois, que nous avons entamé un dialogue réel et sérieux. Il ne faut pas perdre de vue que nous sommes en train de rédiger une constitution vivante et que les idées et les contre-idées exprimées au palais du Bardo reflètent la réalité de ce qui couve dans notre société. Nous sommes condamnés à choisir la voie du juste milieu, la voie de la rationalité, trait qui a toujours distingué notre peuple». Des leçons à tirer «La situation en Tunisie n'est pas comparable à celle prévalant en Egypte où le poids de l'armée et son emprise sociétale ne sont plus à démontrer», estime de son côté Riadh Ben Fadhl, coordinateur du parti Al Qotb. «En Egypte, ajoute-t-il, l'opposition démocratique ainsi que certains courants de l'Islam politique ont très vite tiré les leçons de la volonté de mainmise des Frères musulmans sur l'Etat et la société égyptiens». Maintenant que la fronde s'est généralisée en Egypte et que les jeunes égyptiens ont investi la rue en décidant de faire tomber le gouvernement Morsi à tout prix, que peuvent faire nos politiciens pour que le scénario égyptien ne se produise pas en Tunisie ? Riadh Ben Fadhl précise : «Il revient à Ennahdha de tirer les leçons, toutes les leçons, de l'échec des Frères musulmans en Egypte. Et même si l'opposition tunisienne n'a pas atteint le degré de maturité et d'union comparable à celui de son homologue égyptienne, nous pensons que l'initiative d'alliance nationale pour le salut public proposée par le Front populaire peut permettre de modifier les choses et d'assurer l'alternance démocratique. Quant à nos constituants, nous les appelons à nous rédiger une constitution qui rassemble tous les Tunisiens et toutes les Tunisiennes».