Par Kmar Bendana Les transitions politiques qui suivent les « printemps arabes » accouchent de situations inconnues et révèlent des obstacles inédits. Au milieu des multiples leçons qu'ils portent et malgré la vitesse à laquelle sont soumis les hommes et les faits, on apprend que le facteur temps est primordial. Sa gestion n'est pas aisée et sa compréhension encore moins. On s'apercevra plus tard des coups de poker comme des certitudes démenties ou des vieux préceptes réactivés. Il faut du temps pour comprendre ce que le temps a permis de faire. Le cocktail coup d'Etat militaire/ redressement du processus démocratique qui s'est joué en Egypte donne lieu à des interprétations qui vont d'un extrême à l'autre, depuis ceux qui dénoncent à ceux qui se réjouissent. A chaud, l'émotion est maîtresse et selon chaque camp de la bipolarisation dessinée au sein de l'opinion «autorisée», on se conforte dans une extrémité. A chaque coude de ce long cours in-tranquille, à chaque configuration, les gens crient, s'inquiètent, tremblent, lancent des mots d'ordre voire des menaces. Là aussi, le temps doit faire son travail pour qu'on sache si on est proche du scénario algérien ou s'il s'agit d'un « stop » imposé par l'urgence. L'armée égyptienne reprend-elle le flambeau après une concession accordée sous la pression des élections ou bien va-t-elle se contenter d'arrêter les dégâts pour alléger les crispations causées par une année d'une gestion qui a augmenté l'insatisfaction et l'insécurité ? Avec le cours des faits, on se rend compte que les formes d'expression démocratique connues sont incomplètes et ne suffisent pas à faire face aux nouvelles situations. L'objectif de trouver des cadres d'organisation qui reflètent les hésitations et les tâtonnements, sans compromettre l'avenir, est semé d'embûches. Le mouvement « Tamarrod » a été inventé après une élection « aux normes », un mode certes nouveau en Egypte mais qui a montré ailleurs —y compris dans les pays anciennement démocratiques— ses imperfections. L'action porte loyalement son nom qui signifie « rébellion ». Elle a eu le temps de coaliser en Egypte un mouvement d'opinion et de favoriser des liens entre les mécontents, dans tout le pays et au-delà du cercle des partis d'opposition. Pourquoi cette mobilisation serait-elle moins légitime qu'un déplacement aux urnes ? Elle peut au moins être complémentaire dans une situation de réveil au devoir citoyen et d'ouverture de l'intérêt pour la politique. L'évolution de « Tamarrod » depuis avril 2013 incarne une forme de participation simultanée au pouvoir, sur fond de difficultés extrêmes et donc d'intéressement aux modes de gouvernement comme aux résultats immédiats. Les millions d'Egyptiens qui y ont participé ont démontré une vigilance digne de respect et de considération et donc de traduction effective sur le terrain de l'action. La réalité qui se déroule nous fait prendre conscience des dangers à traverser et des pesanteurs de nos cultures politiques. Les modèles politologiques et les cadres d'analyse sont en train d'être secoués. Le temps de l'autoritarisme est manifestement révolu mais les relations électeurs/élus, à peine nées avec ces premières expériences, peinent à se dégager des comportements ancestraux. Elles sont mues par l'impatience qui est en partie le fruit de l'espoir donné par des révoltes encore présentes dans les esprits. Les rythmes se mélangent et c'est le propre des périodes de bouleversement. L'énergie déployée par des populations dont les yeux se dessillent est une donne insoupçonnée qui déplace tous les curseurs. En l'absence de contre-pouvoirs, autre héritage des temps passés, la "légitimité" électorale peut être une parade hypocrite, une façon de gagner du temps, une guerre de position qui permet de capter des ressources et des positions de force. L'armée et la police font partie des ressources convoitées et l'histoire a fait qu'elles représentent les deux seules institutions "sûres", hélas. L'étape actuelle nous apprend que beaucoup reste à faire pour doter le cadre institutionnel d'autres instances d'équilibrage. Nous sommes en train de vivre des opérations chirurgicales à vif, d'expérimenter des situations humaines qui dépassent les scénarios vécus et disséqués par les observateurs -fussent-ils avertis—, encore moins des souhaits— fussent-ils ceux des puissants. Le prix immédiat (violences sociales, retards dans les réformes, oubli des plus démunis, sentiment d'insécurité, manque de confiance...) détermine le cours des choses et rien ne permet de conclure aujourd'hui sur un rapport de forces ni un dénouement prévisibles. La volonté de ceux qui vivent ces situations est la plus grande des inconnues et l'actualité est en train de nous enseigner qu'on ne peut minimiser le poids de ces énergies ni leurs effets sur les événements en devenir. Face à un «processus révolutionnaire», les officines, les experts et les chercheurs apprennent. Les acteurs ? Même s'ils sont dans la mélasse, rien ne les empêche d'être sensibles aux leçons données par des événements, des femmes et des hommes embarqués dans un processus similaire, malgré tout.