Un certain rapport entre des contrebandiers et les terroristes n'est pas exclu» Kasserine, ou la ville qui voulait vivre dans la tranquillité, qui se serait contentée de la réputation d'une ville qui a participé à la révolution tunisienne dès ses premiers balbutiements, au lieu de cela, Kasserine est devenue tristement célèbre par le terrorisme qui a pris ses quartiers au cœur de la végétation du mont Chaâmbi. «Ville des martyrs», l'inscription remplace celle de «ville de Kasserine» sur le panneau censé indiquer notre arrivée dans cette ville pas comme les autres qui semble lasse de n'être considérée par les hommes politiques et les médias qu'en tant que zone de troubles pouvant faire trembler la capitale ou comme zone qui rime avec terrorisme. «Nous sommes le gouvernement», décrètent les murs, comme expression de cette lassitude. Nous nous dirigeons vers la caserne militaire qui se trouve à l'extrémité de Kasserine, où la tension est palpable après le massacre, la veille, de huit braves soldats des plus valeureux. A peine avons-nous rencontré le colonel instructeur qu'il nous fait signe de suivre le véhicule militaire en route vers le parc national Châambi devenu zone militaire fermée. «Je n'ai pas le temps de bavarder ici, suivez ce véhicule, on se retrouve à l'entrée du parc si vous avez des questions», nous dit-il sur un ton ferme. Le long de la route, à la sortie de Kasserine et vers le mont Chaâmbi, deux barrages de police annoncent l'entrée dans une zone à haut risque. De loin, on s'aperçoit déjà de l'immensité de la chaîne montagneuse qui s'étend jusqu'en Algérie et au Maroc. Aux portes du parc national de Chaâmbi, des soldats se reposent sous une tente militaire à l'abri du soleil encore brûlant à cette heure de l'après-midi. Le colonel instructeur, un homme au charisme impressionnant et au sourire permanent malgré les circonstances, nous interdit d'aborder les jeunes soldats, ses enfants comme il les appelle, «ils ne sont pas habitués et ils sont soumis à un énorme stress, je préfère que vous ne leur parliez pas», nous demande-t-il très gentiment. Il nous accueille néanmoins dans un minuscule bureau où il nous rappelle que l'armée est une grande famille, et que sur le terrain, les soldats le considèrent comme un père et il les considère comme ses enfants. Mais quand on évoque la tuerie de lundi, une tristesse pudique digne d'un soldat se dessine sur le visage de l'homme qui marque un long moment de silence, probablement pour éviter que la moindre larme ne vienne embuer son regard. «Je connaissais un à un ces hommes, un à un ! Ce sont mes enfants. Hier nous avons vécu un cauchemar, nous n'avons même pas eu le temps de faire notre deuil convenablement, et nous revoilà sur le terrain pour lutter contre un fléau mondial», finit-il par livrer. A jeun, le colonel cherche sa salive pour nous expliquer que les soldats partis sur un véhicule militaire pour remplacer une autre unité se sont fait prendre dans une embuscade dans un virage, sur une route goudronnée. Ils se sont fait surprendre par des tirs frontaux et latéraux ne laissant aucune chance de survie aux huit héros. «Nous sommes ici dans un territoire non sécurisé où tout est possible, mais j'avoue que nous n'avions jamais prévu une attaque aussi monstrueuse, c'est un nouveau palier atteint par les terroristes», dit-il avec une certaine amertume qu'il tente de dissimuler. Il ajoute que l'acte barbare perpétré lundi porte clairement l'empreinte d'Aqmi, dont l'objectif, à travers la mutilation des corps, est de saper le moral de l'armée tunisienne en guerre jour et nuit contre le terrorisme. L'homme se ressaisit très vite et annonce que les troupes au sol ne renonceront jamais et que l'uniforme qu'ils portent est celui du patriotisme pur qui n'obéit à aucune logique partisane. D'ailleurs, il dit ne pas se sentir concerné par ce qui se passe dans la capitale. « Pour nous, la guerre est ici », affirme-t-il. Questionné sur la façon avec laquelle les terroristes arrivent à survivre dans une nature aussi hostile que le mont Chaâmbi, le colonel instructeur semble persuadé qu'ils sont soutenus par des «citoyens» qui les approvisionnent régulièrement. «Je n'exclus pas également qu'il y ait un rapport entre certains contrebandiers et les terroristes», ajoute-t-il. Selon lui, les uniformes subtilisés lors de cette attaque, peuvent servir à des opérations terroristes à l'intérieur des villes ou bien pour tromper les soldats, à l'intérieur même de la zone militaire. Il ajoute que la méthode de travail de ces groupes terroristes est assez spéciale, car ils perpètrent des attaques contre les militaires à intervalles de temps suffisamment longs pour que nos troupes se sentent en confiance et avec une impression de relative sécurité. «Ce qui nous manque aujourd'hui, c'est les renseignements, mais également la concentration de l'armée sur le danger terroriste qui guette le pays. Nous le disons clairement, le déploiement des militaires pour sécuriser les endroits publics a affaibli nos troupes, il faut qu'ils reviennent dans les casernes pour s'entrainer et affronter les vrais défis». Nous quittons l'endroit avec un message du colonel, un message sous forme d'un clin d'œil à certains : «Ici ce n'est pas du théâtre, c'est une réalité amère». Une réalité amère qui traumatise toute une région, qui, selon Jamel Medaini, cadre dans la santé publique, « attendait le développement économique et l'emploi après la révolution, mais qui n'a finalement récolté que le terrorisme et l'instrumentalisation politique». «Certains à Tunis, voudraient que nous nous soulevions ici, à Kasserine, pour faire chuter le gouvernement, juste le temps que les élites prennent place dans de confortables fauteuils, puis Kasserine, comme à l'accoutumée, sera oubliée. Cette fois si nous nous soulevons, ce ne sera en faveur d'aucun parti», insiste-t-il. Dans la nuit, une marche silencieuse illuminée par des centaines de bougies partira de la municipalité de Kasserine vers la caserne «Abdelkader Kochk», pour exprimer le refus de la violence et du terrorisme...en théorie, car Jamel nous rappelle que l'instrumentalisation des Kasserinois est devenue une tradition que tentent d'éviter l'élite intellectuelle de la ville.