Le rapport d'investigation de l'Irva n'est que le dernier maillon en date d'une chaîne de témoignages à découvert, graves et tangibles, singulièrement restés sans suite... Un chemin bien connu. Taïeb Lâaguili, membre de l'Initiative pour la recherche de la vérité autour des assassinats de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi (Irva), devait comparaître, hier matin, en tant que témoin, devant le juge d'instruction du 4ème bureau. Vingt-quatre heures après la conférence de presse lors de laquelle il présenta le rapport d'investigation de l'Irva, le ministère public auprès du tribunal de première instance de Tunis devait ordonner l'ouverture d'une information judiciaire sur l'origine et l'authenticité des nouvelles preuves, photos, vidéos et documents secrets du ministère de l'Intérieur faisant état de «négligence» et de «connivence» des services de ce ministère et de certains dirigeants d'Ennahdha dans l'affaire de Chokri Belaïd. Il n'en fut rien, cependant. Et tard dans l'après-midi, Nizar Souissi, avocat de Chokri Belaïd et de Laâguili et membre de l'Irva, affirmait que la comparution aura lieu lundi 7 octobre. Une semaine auparavant, le 27 septembre, Taïeb Laâguili empruntait le même chemin. En sa possession les documents relatifs au plan d'assassinat de Mohamed Brahmi communiqués par la CIA aux mêmes services de ce ministère. Témoins à découvert : ignorés par la justice Avant le rapport de l'Irva et avant Taïeb Laâguili, la liste est longue des témoins à découvert que le juge d'instruction a convoqués à comparaître dans le cadre des deux affaires, entre mars et octobre 2013. Témoignages oraux, preuves écrites, documents secrets, investigations journalistiques, informations fuitées, les journalistes Ramzi Bettibi du site d'investigation Nawat, le propriétaire de la chaîne «El Hiwar Ettounsi», Tahar Belhassine, les journalistes et chroniqueurs Soufiène Ben Farhat, Zied El Heni, Jamel El Arfaoui, Youssef Oueslati ont tous apporté leurs lots d'informations « vérifiées » d'affirmations et d'attestations toutes plus graves et plus concordantes les unes que les autres. Le ministère public en entendra certains et ignorera d'autres. Mais on ne saura jamais rien de ce que ces «preuves» ont ajouté aux cours des enquêtes séparées et des affaires curieusement éparpillées des dépôts d'armes de Medenine et M'nihla, des assassinats de Belaïd et de Brahmi. Largement médiatisées, les révélations ont à chaque fois démontré les appréhensions des témoins vis-à-vis de la justice. Toutes ont été communiquées à l'opinion avant d'investir les bureaux fermés du ministère public. Mais le choc de l'opinion passé, c'est dans le silence des corridors de la justice et dans le «secret de l'enquête» que les preuves apportées ont été ensevelies. Fausses ? Probablement pas puisqu'aucune n'a été dûment démentie. En dehors des dénégations faites au hasard des déclarations et contre-déclarations politiques, aucun verdict n'est venu rien contredire. Sans suite judiciaire, sans suivi médiatique, les révélations relatives aux assassinats de Belaïd et de Brahmi sont restées inachevées et ont fini par être banalisées et marginalisées. Mais pour les observateurs qui les ont assidument suivies, une toile de personnages et une échelle de responsabilités se sont peu à peu dessinées. Portés par le pouvoir Avec le rapport de l'Irva qui ne les contredit en rien, le puzzle des révélations semble se compléter, les blancs se remplir. Des documents en béton prouvant la connaissance antérieure des services du ministère de l'Intérieur des plans des assassinats et des mouvements suspects des acteurs. Le plus important date du 4 janvier 2013 avertit les arrondissements de la présence du «terroriste Abdelhakim Belhaj, planifiant avec des jihadistes tunisiens et des trafiquants d'armes des opérations terroristes en Tunisie». Un autre daté du 23 janvier 2013 rend compte des déplacements suspects de Marwane Ben Salah, jihadiste notoire, tout près du domicile de Chokri Belaïd. Quelques jours après, Chokri Belaïd est assassiné et des caches d'armes sont découvertes à Mnihla et Médenine. Un réseau de noms et de personnages impliqués, du Nord au Sud et de l'intérieur à l'extérieur des frontières, prend forme. Plans divulgués, arrestations empêchées, couvertures, fuites et sorties protégées... Où sont les acteurs principaux des assassinats de Belaïd et de Brahmi ? Comment des «terroristes notoires» identifiés et localisés par la police n'ont-ils pas été arrêtés ? Comment ont-ils fui le pays ? Pourquoi n'ont-ils pas été empêchés de commettre des forfaits dont les services du ministère de l'Intérieur étaient à chaque fois au courant ? Voilà les interrogations de fond que soulève aujourd'hui l'échiquier des révélations. Le rapport de l'Irva, précédé par les investigations journalistiques relatives au jihad en Syrie, y ajoute l'attestation d'une interconnexion confirmée entre Ansar Echaria classée organisation terroriste par le gouvernement, (là encore sans suites judiciaires ni sécuritaires), le groupe islamiste des combattants du Libyen Abdelhakim Belhaj (ex-afghan arabe et compagnon d'Abu Yadh chargé par le Qatar d'armer et d'engager les jihadistes nord-africains pour la Syrie) et le mouvement Ennahdha. Le rapport de l'Irva établit tout aussi clairement une chaîne de hauts responsables ayant en commun la loyauté au parti au pouvoir. Face à toutes ces données, le silence de la justice se fait de plus en plus pesant. Il laisse place à une vaine et déroutante polémique politique et à des tentatives de diversion. On ne répond à aucune question de fond, à aucun contenu de document. On s'attaque à la moralité des témoins, on dément ce qu'on peut. Le mouvement Ennahdha publie un démenti en bloc et dénonce des dates falsifiées. Pour le parti au pouvoir, toute divulgation de preuves et toute recherche de vérité est assimilée à «une manœuvre désespérée pour déloger le gouvernement». Chaque preuve supplémentaire est associée à «une tentative d'avorter le processus démocratique et les négociations». Sombres analogies Mais tout en déniant l'authenticité des documents secrets fuités de ses services, le ministère de l'Intérieur vaque immédiatement à la radiation de quatre présumés responsables de la fuite... Pour Taïeb Laâguili, qui s'exprimait hier soir sur une chaîne privée en réaction à la polémique qui a fait suite à la conférence de presse de l'Irva, «il relève désormais de la responsabilité du ministre de l'Intérieur de dire la vérité aux Tunisiens sur les véritables liens entre Ansar Echaria et le groupe islamique des combattants de Abdelhakim Belhaj et sur d'autres documents et d'autres vérités relatifs aux assassinats des militants politiques et des soldats.» En attendant, plus la lumière se fait dans certains cercles, et plus le flou persiste sur le crime, le sang, les armes et le terrorisme, du côté de la justice et des responsables politiques. Flou d'autant plus inquiétant qu'il présente de sombres analogies avec l'impasse politique, l'enlisement du processus et l'affaiblissement de l'appareil de l'Etat qui ont précédé de plusieurs mois les vagues de violence et les assassinats... A qui profite l'enlisement ?