Rentabilité économique non prouvée, dégâts environnementaux certains, l'exploitation du gaz de schiste ne fait pas l'unanimité, suscite des inquiétudes et soulève une fronde de contestations... L'affaire du gaz de schiste refait surface ces jours-ci avec ses ondes de protestation et les incertitudes qui planent toujours sur son opportunité stratégique pour la Tunisie. Un sommet — le 8e d'Afrique du Nord sur le gaz et le pétrole à Tunis — et deux études — l'une réalisée par la BAD et l'autre par Oxford Economics (leader mondial de l'analyse d'impact économique) pour le compte de la compagnie pétrolière anglo-hollandaise Shell - ont remis à l'ordre du jour ce dossier qui inquiète beaucoup plus qu'il n'enthousiasme même ses plus fervents défenseurs, incapables de fournir une preuve irréfutable de l'innocuité de ce projet sur l'environnement et sur la santé. A tort ou à raison, les récentes secousses telluriques seraient même provoquées, selon certains, par les missions d'exploration du gaz de schiste dans le Kairouanais. Risques d'incidents environnementaux En tout état de cause, les raisons de s'inquiéter ne manquent pas et les promesses grandiloquentes, basées sur des extrapolations, non plus. Les plus optimistes parmi les experts et analystes appartiennent au cabinet d'études Oxford Economics qui vient de publier les résultats de son étude, commanditée par Shell, sur « l'impact économique de l'exploration des schistes riches en liquides et du gaz de schiste en Tunisie ». Selon cette étude qui simule trois scénarios différents — le premier tablant sur une licence de production, le deuxième sur 2 licences et le 3e sur 4 licences —, la Tunisie, importateur net d'énergie, atteindrait l'autonomie énergétique durant les années de pic de production 2020-2034, sachant que les forages d'exploration devraient commencer en 2014. La Tunisie afficherait un excédent énergétique dès le 3e scénario. La production de gaz de schiste devrait contribuer au PIB à hauteur de 13 à 52 milliards de dinars durant la vie du projet (estimée jusqu'en 2060) et à la création d'emplois entre 278 mille et 1.112.000 postes. L'étude fait remarquer que l'alternative du gaz de schiste renforcerait considérablement la sécurité énergétique du pays et faciliterait une forte hausse des recettes d'exportation. C'est bien beau mais on reste dans le conditionnel. Le rapport de la Banque africaine de développement sur « les opportunités du gaz de schiste en Afrique », rendu public le 17 octobre dernier, rejoint l'étude d'Oxford Economics du point de vue économique. La Banque donne même des estimations chiffrées des réserves de gaz de schiste en Tunisie et stipule que « le pays pourrait remplacer le gaz importé par une production locale moins chère, ce qui est en mesure d'entraîner une légère hausse de la croissance et même de la consommation d ‘énergie». La BAD confirme qu'au milieu de l'année 2012, Shell a déposé une demande auprès du gouvernement tunisien en vue d'obtenir un permis d'exploration du gaz de schiste, encore à l'étude, et note que « la Tunisie est un pays particulièrement attractif pour le développement du gaz de schiste. Elle a fortement besoin de réserves supplémentaires de gaz et dispose d'une expérience dans le domaine et d'une partie des infrastructures requises ». En face des promesses de croissance et de sortie du tunnel du déficit énergétique chronique, se dresse un défi, le moins qu'on puisse dire, majeur, celui environnemental. Et c'est là que se concentrent toutes les inquiétudes car l'environnement a un coût qu'il est souvent impossible de rembourser même quand on le veut. Le rapport de la BAD n'esquive pas la question et relève que « l'exploitation et la production de gaz de schiste peuvent poser d'énormes défis environnementaux dont les importants volumes d'eau nécessaires à l'extraction, la contamination de l'eau par les produits chimiques utilisés dans la fracturation de la roche, l'intensification de l'activité sismique, le dégazage et le torchage des gaz associés». Si bien que les auteurs du rapport conseillent : «Etats et opinion publique doivent réfléchir à la meilleure façon de procéder avant de s'engager plus avant dans le plein développement du gaz de schiste». Et de souligner encore qu'il ne faut pas négliger les mesures de protection de l'environnement pour se concentrer uniquement sur l'aspect de l'exploitation. «Il en résulterait des risques d'‘incidents" environnementaux, tels que pénurie d'eau, pollution de l'eau ou évacuation de gaz à grande échelle dans l'atmosphère, auxquels il est difficile de remédier une fois qu'ils se sont produits». On peut imaginer le résultat pour un pays comme la Tunisie qui souffre déjà d'un déficit hydrique et où les pénuries d'eau sont fréquentes dans certaines régions de l'intérieur. Energies renouvelables et économie d'énergie Ce sont les inquiétudes environnementales qui font beaucoup parler du gaz de schiste et avec méfiance. Pour nombre d'experts et observateurs, la question du gaz de schiste aujourd'hui est inopportune en raison de la conjoncture économique difficile et l'instabilité politique et sécuritaire du pays. D'autres experts au contraire ne s'opposent pas au fait d'étudier les opportunités du gaz de schiste en Tunisie : « Il faut étudier toutes les opportunités, même le nucléaire ; définir les capacités, les sites possibles, les technologies les plus intéressantes, évaluer l'impact économique réel », avance l'un d'eux. Mais ils conseillent de recourir à d'autres alternatives, moins onéreuses et moins risquées, pour faire face au déficit énergétique, « un fardeau de plus en plus lourd et de plus en plus grave pour le pays ». Du moins maintenant car d'autres alternatives existent, il faut les exploiter en premier. Ces alternatives sont les énergies renouvelables - le solaire et l'éolien- dans lesquelles la Tunisie a commencé à investir et a acquis beaucoup d'expérience. Ces énergies constituent un gisement inépuisable que la Tunisie gagnerait à exploiter à grande échelle. Une autre alternative, et pas des moindres, est à envisager : l'économie d'énergie. Celle-ci nécessite la mobilisation de tous et de chacun, y compris le simple citoyen qui devra prendre conscience de ses responsabilités dans son vécu quotidien à travers sa consommation quotidienne d'électricité, d'eau, de carburant. L'économie d'énergie est loin d'être une initiative isolée laissée au bon vouloir de chacun, elle doit obéir à une stratégie nationale qui impliquera tous les secteurs économiques : tourisme, industrie, agriculture, services. Une stratégie à court, moyen et long terme dont l'objectif sera de changer les modes de production en mode propre, et les mentalités en comportements responsables. Cette alternative prendra certainement du temps mais au moins elle n'entraînera aucun dégât, bien au contraire. On pourrait d'ailleurs gagner du temps et de l'argent en sortant des tiroirs l'ancienne stratégie nationale d'économie d'énergie et en la remettant à l'heure de la révolution, même progressivement.