Mise en garde contre la tentation des raccourcis, comme d'appeler à la réconciliation sans passer par l'étape du jugement des coupables C'est hier, en séance plénière, que les élus du peuple ont procédé à l'examen du projet de loi organique n° 12/2013 portant organisation de la justice transitionnelle. A ce détail près, ceux qui s'attendaient à vivre un moment solennel et émouvant ont été probablement déçus. Il s'est glissé à l'ordre du jour de la séance un deuxième projet de loi portant approbation de l'accord de prêt signé entre le gouvernement tunisien et le fonds koweïtien, pour financer un projet de distribution de gaz naturel. Le départ raté de cette séance, supposée être consacrée à la justice transitionnelle, a déclenché une forte agitation dans la salle. Bien que la vice-présidente ait essayé d'évoquer l'expérience initiatrice de l'Afrique du Sud en la matière et de saluer le combat et l'héritage de son héros emblématique, feu Mandela. Bien qu'une minute de silence ait été observée en sa mémoire et que certains mêmes aient psalmodié la « Fatiha », rien n'y fit, l'échec du démarrage de la plénière était consommé. Tant et si bien que ce changement de calendrier a poussé certains députés à boycotter la séance matinale, dont Karima Souid. En sa qualité de membre du bureau de l'ANC, l'élue de l'opposition a protesté contre cette intrusion déplacée, non prévue par la réunion du bureau tenue lundi. S'ensuivirent des critiques virulentes et nominatives du député Badredine Abdelkafi, un autre membre du bureau, élu du parti Ennahdha, visant sa collègue et en son absence. Retour de Karima Souid à l'hémicycle pour protester vivement contre ce qu'elle a considéré comme des accusations diffamatoires et injustes à son encontre. Habiles méthodes Le commencement de la deuxième séance de l'après-midi n'était pas mieux loti. Dès l'annonce de Mehrezia Laâbidi des temps d'intervention accordés aux groupes parlementaires et de la synchronisation des micros avec le temps de parole, des cris et des gesticulations ont fusé de certaines travées. Les députés indépendants qui devaient s'entendre entre eux pour se partager les 15 minutes qui leur étaient imparties étaient franchement en colère. C'était parti pour une brève levée de séance. Il reste à dire que cette programmation des micros a imposé à tous le respect du temps accordé. Les protestations, parfois violentes, à chaque coupure, n'ont pas fait fléchir la présidente de la séance qui s'en défend, en se dissimulant derrière l'intransigeance de la technique. Cette méthode musclée aurait dû être imposée dès le début de cette législature provisoire. Cela aurait fait gagner tellement de temps et épargner à tous les longues et laborieuses rédactions, les lectures de poèmes et les évocations des anecdotes de l'histoire, pour astreindre, habilement, les élus du peuple à aller à l'essentiel et à synthétiser leurs interventions. Ceci pour la forme. Selon les uns et les autres Quant au fond et en présence des deux membres de l'exécutif directement concernés par le projet de loi, Nadhir Ben Ammou et Samir Dilou, respectivement ministre de la Justice et ministre des Droits de l'Homme et de la Justice transitionnelle, le débat général, comme son nom l'indique, s'est attaché à recenser des généralités, critiquer les lacunes du projet, du retard de sa mise en agenda, féliciter le peuple qu'une telle loi voie enfin le jour. Des constantes ont toutefois traversé le débat de bout en bout, relatives notamment à une mise en garde contre la tentation des raccourcis ; comme d'appeler à la réconciliation sans passer par l'étape du jugement des coupables. Certains députés ont appelé à articuler la justice transitionnelle avec la loi de l'immunisation de la révolution, les considérant comme organiquement liées. D'autres élus ont posé le problème des dirigeants de l'ancien régime, jugés, incarcérés et relâchés par la justice. La question est de savoir si la justice transitionnelle disposait d'un effet rétroactif sur ce type d'affaires. Certains ont appelé à étendre l'effet de la justice transitionnelle sur les exactions et multiples atteintes aux droits de l'Homme perpétrées ces deux dernières années. Des députés ont critiqué et avec violence la perpétuation, avec la même force, des anciennes méthodes du régime déchu. Les efforts de la commission technique et de la société civile ont été salués plusieurs fois pour leur contribution pertinente dans l'élaboration du projet de loi. Une élaboration qui a été précédée d'une large consultation à l'échelle nationale et régionale. Vérité et dignité C'est la commission des compromis relevant de l'ANC qui a approuvé la constitutionnalisation de la justice transitionnelle. Le ministère des Droits de l'Homme et de la Justice transitionnelle a indiqué, dans un communiqué rendu public, que la constitutionnalisation de la justice transitionnelle conférera aux droits des victimes des violations du passé un poids constitutionnel, et contraindra les assemblées parlementaires et les gouvernements qui vont se succéder à les traduire dans les faits. Pour rappel, le projet de loi régissant la justice transitionnelle stipule la création d'une instance supérieure indépendante, appelée l'instance de la vérité et de la dignité, dont le siège est à Tunis. Le travail de cette instance couvre, selon le projet de loi, la période s'étalant du 1er janvier 1955 jusqu'à la parution de ladite loi. Ce projet s'articule autour de cinq principaux axes: la révélation de la vérité et la préservation de la mémoire, le questionnement et la reddition des comptes, la réparation et la réhabilitation, la réforme des institutions et la réconciliation. Le débat général devra se poursuivre, selon le calendrier, encore aujourd'hui, voire demain, si nécessaire. Après cette étape, il sera examiné article par article, avant de procéder au vote. Nous y reviendrons.