Par Tarek TURKI Nul ne peut nier le rôle primordial joué par l'Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), créée par le décret-loi n° 2011-27 du 18 avril 2011, dans le déroulement des élections du 23 octobre 2011 et la naissance du processus démocratique en Tunisie. Consciente de ce rôle et afin de pérenniser cette institution, l'Assemblée nationale constituante avait déjà prévu, lors de l'élaboration de la loi n°2011-06 du 16 décembre 2011, relative à l'organisation provisoire des pouvoirs publics, la promulgation d'une loi portant création d'une instance publique indépendante et permanente chargée de l'organisation, l'administration et la supervision des élections et des référendums : article 25. Cependant, cette loi n'a vu le jour qu'une année plus tard, soit le 20 décembre 2012 : loi n°2012-23 ; et encore une année après, l'Instance qu'elle a instituée n'est pas encore née. Cette difficulté de créer cet organe est due, surtout, à l'attachement de la majorité des Tunisiens de se doter d'une institution véritablement indépendante, capable d'assurer des élections libres et transparentes dans des conditions aussi bonnes, sinon meilleures, que celles assumées par la précédente institution. La loi n°2012-23 susvisée portant création de l'Isie a prévu un certain nombre de procédures et de mécanismes de nature à garantir son indépendance et sa neutralité. Ces procédures et mécanismes se rapportent surtout à sa composition et aux modalités de désignation de ses membres ainsi qu'à ses modalités de fonctionnement. 1- Composition L'Isie se compose du conseil de l'instance ayant pouvoir décisionnel et d'un organe exécutif. Le conseil se compose de neuf (9) membres, dont un président et un vice-président, choisis comme suit : 1- un juge judiciaire. 2- un juge administratif. 3- un avocat. 4- un notaire ou un huissier de justice. 5- un professeur universitaire : assistant, maître-assistant, maître de conférences ou professeur d'enseignement supérieur. 6- un ingénieur spécialisé en matière des systèmes et de la sécurité informatique. 7- un spécialiste en communication. 8- un spécialiste en finances publiques. 9- un membre représentant les Tunisiens à l'étranger. A ces neuf membres sont adjoints, à titre exceptionnel et pour une période finissant à l'annonce des résultats définitifs des prochaines élections législatives et présidentielles, un ou deux membres, selon le cas, de la commission centrale de l'ancienne Isie créée en vertu de la loi n°2011-27 du 18/11/2011 précitée, et ce, si aucun d'entre eux n'est élu parmi les membres de la nouvelle instance. Le législateur a voulu ainsi assurer une certaine continuité entre l'ancienne et la nouvelle institution, mais il n'a prévu aucune disposition au cas où aucun ancien membre ne serait élu parmi les nouveaux membres sans se porter candidat au titre des anciens membres. Est-ce que la nouvelle commission est valablement constituée par neuf membres tous nouveaux ? Ou bien est-ce la confirmation que les constituants qui ont voté cette loi avaient au préalable des certitudes sur les candidatures et les résultats des votes qui s'ensuivraient ? D'autre part, la loi impose des conditions strictes d'éligibilité aux nouveaux candidats à l'Isie, et ce, dans le but d'assurer, la nouvelle instance des conditions de compétence et de neutralité. 2- Conditions d'éligibilité : Les conditions requises pour la candidature à l'Isie sont les suivantes : Avoir la qualité d'électeur. Etre âgé de 35 ans au moins. L'intégrité, l'indépendance et l'impartialité. La compétence et l'expérience : à ce titre, tous les candidats, à l'exception du représentant des Tunisiens à l'étranger, doivent justifier de dix ans, au moins, d'expérience dans leur spécialité. Ne pas être membre élu dans un ordre professionnel. Ne pas avoir adhéré à un parti politique ni y avoir exercé une activité durant les cinq (5) dernières années précédant la date d'ouverture des candidatures. Ne pas avoir assumé de responsabilité au sein du RCD dissous ni avoir appelé le président de la République déchu à se porter candidat pour un nouveau mandat présidentiel. Ne pas avoir assumé une responsabilité au sein du gouvernement ni avoir occupé le poste de gouverneur ou de secrétaire général de gouvernorat ou de délégué ou de chef de district durant le gouvernement du président déchu. Pour permettre la vérification des conditions d'éligibilité ci-dessus énoncées, la loi instituant l'Isie a prévu la création, au sein de l'assemblée législative, d'une commission ad hoc chargée de la vérification et du dépouillement des candidatures. Si certaines parmi ces conditions d'éligibilité, celles exclusives, ne posent pas de difficultés d'appréciation particulières (qualité d'électeur, âge, ne pas être membre élu dans un ordre professionnel, ne pas avoir assumé certaines fonctions durant le gouvernement du président déchu), les conditions d'intégrité, d'indépendance, d'impartialité, de compétence et d'expérience nécessitent plus de précisions. C'est pourquoi le législateur a prévu, d'une part, l'établissement par la commission ad hoc précitée d'un barème d'évaluation et a fixé, d'autre part, des critères de choix des candidats suivant des paliers successifs garantissant particulièrement leur indépendance et leur neutralité. 3- Barème d'évaluation : Le barème approuvé par consensus des membres de la commission ad hoc, publié par arrêté du président de l'ANC du 20 février 2013, a retenu quatre critères d'évaluation : L'âge (coefficient 1) Les qualifications scientifiques (coefficient 2) L'expérience dans le domaine de compétence (coefficient 1) La participation dans le domaine des élections (coefficient 1) Chacun de ces critères est divisé en trois catégories permettant l'attribution d'une note allant de zéro à huit. Le total des notes ainsi obtenues permettrait la classification des différents candidats dans chaque filière. Il est utile de noter à ce propos que la classification ainsi obtenue n'a jamais été publiée sur le site internet de l'ANC, ce qui aurait permis aux candidats de vérifier l'authenticité des critères appliqués. Quand on sait que ladite commission s'est permis le luxe d'accepter une candidature dans la filière des juges judiciaires sans que la candidate n'en soit une, on est en droit de se poser beaucoup de questions sur, au moins, son sérieux ou sa compétence. Après élimination par la commission ad hoc des candidatures ne répondant pas aux conditions légales et classement des autres dossiers suivant les critères sus-indiqués, les candidats sont choisis par vote. 4- La sélection des candidats : Plusieurs étapes successives ont été imposées par le législateur avant d'arriver à la sélection définitive des candidats devant former le conseil de l'Isie : La commission ad hoc choisit trente-six (36) candidats à raison de quatre (4) candidats pour chacune des neuf filières prévues par la loi, sur la base de la parité et par vote à la majorité des trois quarts de ses membres. Le vote se fait par tours successifs avec la même majorité jusqu'à atteindre le nombre requis : article 6 de la loi 2012-23. Cependant et nonobstant la clarté de cette disposition, la commission a choisi au départ une autre procédure qu'elle s'est octroyé en totale contradiction avec la loi : elle a choisi cent-huit (108) candidatures en éliminant les autres sans procéder au vote ; et c'est sur ces 108 candidats seulement qu'elle voulait voter les 36 candidats. Entretemps elle a été sanctionnée par le tribunal administratif pour d'autres motifs (Barème d'évaluation), lequel Tribunal administratif n'a pas manqué de relever dans cet arrêt que conformément à l'article 6 de la loi n°23 de l'année 2012 le choix des candidats se fait par la voie du vote. Il aurait certainement sanctionné les décisions de la commission s'il avait été saisi sur ce motif (Arrêt du Tribunal administratif n°415685 du 14/05/2013). La même commission, outre qu'elle a retenu une candidature non justifiée pour la filière judiciaire, avait retenu une autre candidature, pour la filière des avocats, d'un membre du RCD dissous, en contradiction avec l'article 7 de la loi n°2012-23. Certes, la candidate dont il s'agit avait présidé un bureau de vote lors des élections du 23 octobre 2011 et la commission n'a jamais reçu une quelconque opposition la concernant malgré l'affichage de son nom avec la liste des 108 candidatures initialement retenues, mais la commission s'est évertuée à continuer à défendre sa candidature parmi les 36 candidats présentés à l'assemblée plénière nonobstant les pièces produites, devant le Tribunal administratif prouvant sans équivoque son appartenance aux listes du RCD, ce qui lui a valu la sanction par ce tribunal (Arrêt du Tribunal administratif n°134855 du 07/11/2013). Le président de la commission ad hoc transmet à la séance plénière de l'assemblée législative une liste comprenant les noms des 36 candidats classés par ordre alphabétique pour chaque catégorie, afin d'élire les neuf (9) membres du conseil de l'instance à la majorité des deux tiers des membres de l'assemblée législative par vote secret uninominal en tours successifs jusqu'à pleine composition. Il est procédé, préalablement au vote, à l'audition des trente-six (36) candidats, et ce, en séance plénière. A ce niveau de vote, la parité n'est plus obligatoire. D'autre part, il n'est pas précisé dans la loi si un ou deux candidats de l'ancienne Isie doivent être élus au cours de la même séance si aucun membre de l'ancienne Isie ne figure dans la composition de la nouvelle instance. Le président de l'Isie est élu en séance plénière parmi ceux qui se portent candidats des neuf (9) membres élus. L'élection du président se fait en séance plénière en premier tour à la majorité absolue des membres de l'assemblée ; si aucun des candidats n'obtient la majorité requise, le vote se fait en un second tour pour l'élection du président et ce, à la même majorité parmi les deux candidats ayant obtenu le plus de voix au premier tour. Il est utile de rappeler à ce niveau, que lors de l'élection précédente par l'assemblée plénière des neufs membres devant constituer le conseil de l'Isie, huit membres sur neuf ont été déjà élus. Seulement un de ces membres s'est retiré après son élection pour motif que la promesse qui lui a été faite d'être désigné président de l'Isie a été retirée. On peut comprendre la réaction de ce candidat, mais l'on comprend moins la promesse qui lui a été faite, alors que pour être président on doit passer par au moins trois votes : un vote aux trois quarts dans la commission, un vote aux deux tiers en assemblée plénière et un troisième vote à la majorité absolue dans la même assemblée et si ce dernier vote n'est pas suffisant ; un dernier vote à la majorité simple ou relative est nécessaire. La question qui se pose dès lors est la suivante : y a-t-il des candidats qui ont l'assurance d'être élus malgré les différentes règles imposées par le législateur pour garantir l'indépendance et par conséquent l'impartialité des membres de l'Isie ? Les membres élus se réunissent en première séance pour choisir un vice-président par consensus, et à défaut, à la majorité absolue des membres. Il apparaît ainsi que malgré les nombreux reproches, parfois justifiés, adressés à l'encontre de la loi portant création de l'Isie, celle-ci a institué des procédures et garanties pouvant aboutir à la création d'un organe véritablement indépendant et impartial à condition que tous les acteurs politiques concernés jouent le jeu démocratiquement et de manière impartiale, ce qui n'a pas été, malheureusement, le cas. Tous les problèmes apparus lors de l'exécution de cette loi et qui ont empêché la création de l'Isie une année après la promulgation de la loi découlent des atermoiements de la commission ad hoc chargée de son exécution, ce qui lui a valu les nombreuses sanctions du tribunal administratif. Au lieu d'appliquer strictement la loi et les décisions de justice, les membres de ladite commission, et plus généralement les membres de l'Assemblée, ont préféré entrer dans un bras de fer avec la justice, se transformant en juge et partie. Ils ont préféré légiférer pour couvrir leurs erreurs et abus au point de vider le texte originel de tout son contenu. En effet, modifier la loi, pour se prémunir de la justice, en éliminant le vote aux trois quarts, vide la loi de son contenu et institue les jalons de la dictature parlementaire. Est-ce pour autant la fin du contrôle du Tribunal administratif sur les travaux de l'Assemblée ? Rien n'est moins sûr. Du contrôle de la constitutionnalité des lois : Conformément à une doctrine et à une jurisprudence constantes, le Tribunal administratif a admis, «qu'en l'absence d'une cour constitutionnelle qui statue de manière originelle sur la constitutionnalité des lois, il est du devoir du juge administratif d'examiner la conformité de la loi aux textes qui lui sont supérieurs tels que la Constitution, les principes fondamentaux ayant valeur constitutionnelle ainsi que les conventions applicables, pour l'écarter, le cas échéant, au cas où il serait saisi par voix d'exception» (Arrêt n°134855 du 07/11/2013 précité). Ainsi reste-t-il l'espoir d'un contre-pouvoir à l'absolutisme de notre Assemblée.