Le meurtre de Chokri Belaïd restera comme l'épisode le plus noir de la transition politique de la Tunisie. Il représentera surtout l'échec de l'islamisme politique Il y a un an, jour pour jour, Belaïd a été abattu froidement devant chez lui. Ses qualités d'homme politique, ses dons d'orateur, sa grande capacité d'analyse, la fluidité de ses argumentaires, son honnêteté intellectuelle, son intransigeance politique, sa culture, enfin, ont fait de lui un personnage public de premier plan et un adversaire redoutable. Une triple légitimité historique, militante et charismatique que personne ne pouvait lui contester, devenant si dérangeante qu'il fallait en arriver là ; l'éliminer ! En plus de sa femme, Besma Khalfaoui Belaïd, dépouillée à jamais de l'homme de sa vie, ses filles, ses parents, ses frères et sœurs, les compagnons de route, beaucoup de Tunisiens n'ont pas oublié ni pardonné. Un an après, la peine est intacte, le deuil impossible. Ils restent minés par des questions sans réponses : Qui a commandité ? Qui a planifié ? Qui a appuyé sur la détente ? Et pourquoi ? Des effets durables dans le paysage politique Il est une certitude, cependant ; cet assassinat politique, un précédent dans l'histoire du pays, a déstabilisé un gouvernement au point de pousser son chef à la démission (Hamadi Jebali), a écorné définitivement l'image d'un parti, Ennahdha, alors aux commandes, et a heurté de plein fouet la communauté sociale non familiarisée avec ces extrémités sanglantes. Dans les pires moments de l'histoire de la Tunisie et sous les deux régimes, personne n'a jamais osé un tel affront public à la collectivité, non violente de nature, conciliante par pratique. Résultat constaté de fait, l'assassinat de Belaïd, l'homme à la moustache et au grain de beauté iconisés, a fragilisé Ennahdha en tant que parti politique, certes, mais en tant qu'autorité morale et référentiel éthique, que bon nombre de Tunisiens affectionnaient et s'y soumettaient par conservatisme et idéalisme religieux. Ces Tunisiens acquis d'office, sympathisants sans être politisés, se sont détournés du parti islamiste, déçus et blessés. L'assassinat les a choqués et a battu en brèche la construction idéalisée dans laquelle il plaçait les islamistes ; ces proches de Dieu, ces victimes sans défense, qui rappelaient un passé lointain associé à la naissance de l'islam, à son mode de vie paisible et respectueux des pratiques religieuses, des convenances sociales et empreint de spiritualité. Les hypothèses Tant que l'enquête ne sera pas supervisée par une commission neutre et crédible, la suspicion restera, quel que soit le résultat annoncé par l'Intérieur ou la Justice. L'annonce de la mort de Kamal Gadhgadhi épaissit le mystère. Le ministère de l'Intérieur a annoncé à plusieurs reprises, et selon diverses formulations, que le salafisme radical, le jihadisme, sont responsables de cette mort. Si cela est vrai, y avait-il quelqu'un derrière ? Un manipulateur, un commanditaire ? La première piste qui vient à l'esprit est celle de cette galaxie qui se désigne elle-même sous l'appellation d'islam politique, dont des membres éminents récusent et combattent toute violence, à ce détail près, ils ne sont pas tous à adopter une attitude pacifiste. Loin de là. La violence est une chaîne qui naît de l'exclusion de l'autre. Ensuite viennent les appels à la haine, la stigmatisation, puis le « takfir » excommunication, qui équivaut à une fatwa de condamnation à mort. Voyons la face cachée de certains de ces politiciens qui se cachent derrière l'islam et l'instrumentalisent. La face cachée C'est la face cachée de l'«islamisme » qui s'est révélée au grand jour de manière brutale, auquel il faudra ajouter désormais « politique ». Il ne s'agit plus de préceptes religieux, d'une identité arabo-musulmane, d'un mode de vie ostentatoirement pratiquant ; la trilogie honorée tout au long de la campagne électorale de 2011 ; mais d'une thèse exposée, presque trois décennies après la naissance de la confrérie, par le penseur et théoricien frériste égyptien Said Qotb, qui portera ses fruits empoisonnés en terre tunisienne en 2013. La thèse « takfiriste » qui appelle à réislamiser par la force et le sang les sociétés arabes éloignées de Dieu écartées du droit chemin. Celle qui appelle à éliminer les dirigeants politiques en terre d'islam, ces incroyants, sans peur ni remords. C'est cette théorie radicalisée et éradicatrice relayée dans les mosquées et même les plateaux de télé qui a fini par la suppression pure et simple de Chokri Belaïd. Erreur de jugement fatale. Les islamistes tunisiens n'ont pas eu la force intellectuelle, le courage de s'affranchir de leur géniteur spirituel, Said Qotb, et de ses disciples. Les révisions (mourajaât), pratiques essentielles pour donner l'alternative à cette doctrine violente, n'ont pas été faites. L'assassinat et bien d'autres dérives salafo-terroristes qui ont meurtri le pays pendant plus de deux ans ont montré, à n'en pas douter, la filiation du parti tunisien à la mouvance islamiste originelle et globalisée depuis. Qui d'autre pouvait démontrer ce suivisme doctrinaire que l'ancien ministre des Affaires religieuses, dont la mosquée El Fatah est devenue une tribune du discours radicalisé et un point de passage de qui on sait. Les implications de la thèse qotbiste sur le sol national, les Tunisiens les connaissant bien. Celles-ci sont accompagnées par une série de meurtres : un martyr avant Belaïd, Lotfi Nagdh lynché jusqu'à ce que mort s'ensuive, puni pour le parti qu'il représentait, devenu encombrant ; et un martyr après, le député nationaliste Mohamed Brahmi, qui commençait, lui aussi, à représenter un danger. La question est pour qui ? Les soldats, les agents de la Garde nationale, ces «taghtout», « négateurs des attributs divins qui méritent la mort », ont tous subi le même sort. L'échec annoncé Les corps qui tombent sans vie sur la terre tunisienne, la résistance de la société dans son ensemble sonnent l'échec de cette doctrine violente qui a signé son arrêt de mort, non pas en Tunisie uniquement, mais même dans le pays qui l'a vue naître et où elle a connu de rapides heures de gloire. Peut-on écarter d'un revers de la main la richesse historique, la réalité sociale, le patrimoine littéraire et artistique, en un mot la civilisation d'un pays comme l'Egypte ? Là où tout se passe. Le passage obligé de tout artiste, écrivain, cinéaste, homme de lettres, penseur. Peut-on écarter de la mémoire collective, non pas égyptienne mais arabe et pourquoi pas universelle, Qasim Amin, Mahmoud el Akkad, Taha Hussein, Taoufik Al Hakim ou le nobélisé Néjib Mahfoudh, pour déposer à la place seulement une doctrine violente, austère et exclusive qui interdit l'ouverture sur le monde, qui renie l'accumulation historique de l'évolution humaine et prône le retour forcé aux origines ? En Tunisie c'est pareil. L'identité tunisienne repose, entre autres, sur le Pacte fondamental de 1857, qui consacrait déjà une tradition de tolérance, proclamait l'égalité devant la loi, la liberté de culte, la garantie de la liberté et du commerce. Peut-on se passer des empreintes des grands réformateurs comme Kheireddine Pacha, du penseur syndicaliste Tahar Haddad, ou du poète Aboul Kacem Chebbi? C'est en 1936, déjà, que Bchira Ben Mrad fonde la première organisation féministe tunisienne, pour prendre part au mouvement de libération nationale, bien avant le Code du statut personnel et bien avant Bourguiba à qui la mouvance islamiste voue une haine immense. Peut-on écarter Bourguiba et ses pairs de l'histoire de la Tunisie ? Ces fondateurs de la République. C'est ce que Chokri Belaïd défendait ; l'histoire de la Tunisie et son identité, mais il appelait également au partage, à la concorde sociale, au respect de tout un chacun dans ses choix de vie et ses orientations idéologiques. En s'adressant aux islamistes, il les avait interpellés en ces termes définitifs : «Dans notre projet de société, vous avez votre place, dans le vôtre, nous n'avons pas de place ». Le crime non élucidé L'assassinat politique de Belaïd restera une tache indélébile de l'histoire du pays, c'est un fait. Mais la leçon a-t-elle été tirée ? Si tel était le cas, le discours des islamistes tunisiens aurait été précis, sans équivoque, allégé de toute ambiguïté. Le comportement de leurs dirigeants également. Ce sont eux qui donneraient l'exemple à leur base. Les esprits sceptiques avanceraient que l'adhésion à la démocratie et l'adoption mitigée des valeurs universelles se sont imposées d'elles-mêmes. Les islamistes ont compris que pour atteindre l'objectif ultime, c'est-à-dire le pouvoir, il faudra passer par cette case. Les sociétés ont évolué, il est quasiment impossible de ne pas transiter par la démocratisation réelle, sinon par l'habillage seulement. Questions pièges alors : la femme est-elle l'égale de l'homme dans et devant la loi ? A-t-elle le droit d'épouser un non-musulman ? A-t-elle le droit de tutelle envers ses enfants ? La liberté de croyance est-elle respectée ? Et Jabeur alors qui croupit toujours en prison ? Le non-musulman est-il l'égal du musulman ? Dans une telle situation, les mots sont vains, c'est par la pratique que les Tunisiens sauront si le parti Ennahdha, cette composante essentielle de la société et du paysage politique, a eu le courage de s'émanciper des dogmes radicaux, pour offrir un nouveau modèle à leur pays et au monde. S'il a la capacité enfin de renier un passé violent qui n'avait apporté que malheurs et désolation et a contribué à les marginaliser eux-mêmes, d'abord, et les sociétés musulmanes ensuite aux yeux de la communauté internationale. Au fait, y a-t-il un regret sincère pour ces violences infligées au peuple tunisien, ces deux dernières années ? Et Chokri Belaïd est-il finalement chahid (martyr)? Titre qui lui a été refusé par les islamistes à ce jour. Quoi qu'il en soit, il faudra savoir qu'une partie du peuple tunisien considère Belaïd comme le martyr de la nation, qui a payé de son sang pour que les Tunisiens vivent en liberté. Regret et amertume, cependant, au regard des derniers événements, beaucoup craignent que le crime ne sera jamais élucidé. S'il y a des degrés de noirceur, enfin, l'assassinat de Belaïd restera l'épisode le plus sombre, le plus noir de la transition. Et son assassinat, à l'instar de celui de Kennedy, dans 40 ans, dans 50 ans, on en reparlera encore.