« Auprès des couches populaires, véritable grand enjeu électoral, le conservatisme sera déterminant » Le paysage politique tunisien est pluraliste et versatile de par sa jeunesse. Il est composé de plusieurs partis, petits ou grands, qui se consolident, disparaissent ou font alliance. Cet échiquier est formé également par trois familles idéologiques distinctes plus ou moins stables. A grands traits, la famille islamo-conservatrice, la famille démocrate et la famille de gauche. Dans ces trois grands foyers, trois types d'électeurs s'identifient. Par conséquent, le groupe politique ne disposant pas d'ancrage territorial ni d'un profil d'électeur bien campé qui se reconnaît en lui, ne peut prétendre occuper la première ou la deuxième place des suffrages. La catégorie sociale conservatrice serait numériquement la plus importante. Celle-là même qui a de tout temps développé une sensibilité quant à certains fondamentaux qu'elle estime non négociables. Une sensibilité qui la rend par certains aspects manipulable. Nous l'avons vu par le passé, lors de la diffusion du film Persépolis. Non seulement, il s'est déclenché une contestation sociale virulente, de plus l'électorat flottant a basculé vers Ennahdha. Et ce, selon plusieurs institutions de sondage et associations qui faisaient une enquête de terrain dans cette période. Ridha Chennoufi, professeur de philosophie politique et morale, nous précise à ce titre que le peuple tunisien est conservateur. De fait, un parti qui ne l'est pas, aura du mal à être un parti populaire. Il argumente : «Le conservatisme, c'est d'abord être musulman, s'attacher au mode de vie tunisien, à certaines habitudes et au refus du wahhabisme. Mais le Tunisien moyen est très sensible à une idéologie légitimée par la religion», a-t-il relevé. Même électorat ! Pour mémoire, le mouvement Ennahdha, en prenant le pouvoir a remis sur le tapis un discours supposé dépassé, tel le mariage coutumier, la polygamie, le code du statut personnel. Une bataille s'est engagée à laquelle a pris part la société civile pour qu'il n'y ait pas retour en arrière. N'empêche, selon M. Chennoufi, auprès des couches populaires, véritable grand enjeu électoral, là où tout va se jouer, le conservatisme sera déterminant. Il rappelle que le parti gagnant aux élections du 23 octobre a construit sa campagne sur deux axes essentiellement, le conservatisme et la victimisation. Toutefois en tenant un discours soft, selon lequel une fois au pouvoir les islamistes n'allaient rien changer du modèle tunisien. Ennahdha et Nida Tounès se disputent le camp conservateur et l'électorat populaire, soutient le chef du département de philosophie à la faculté du 9-Avril. «Si vous avez un groupe bien apprécié au niveau de sa visibilité et de son capital moral, pouvant orienter vers une société qui n'est pas celle de Bourguiba, l'électorat conservateur peut y adhérer. Prenons pour exemple la France : l'UMP et le Front national s'affrontent sur ce même terrain de l'électorat conservateur, avec une meilleure visibilité prônée par Marine le Pen, qui en étant différente sur la forme, oriente vers les mêmes thèses que son père », compare le professeur. Il est pratiquement acquis que partout dans le monde, l'électorat conservateur recueillerait environ 30% des voix. En Tunisie, l'évaluation serait de cet ordre là. Sur l'ensemble du Sud tunisien Ennahdha dispose d'un un fort ancrage territorial, et ce, à partir de la ville de Sfax. Les deuxième et troisième types Vient ensuite un deuxième type d'électeur; celui attaché à la Tunisie de l'indépendance. L'électeur de cette famille est avant tout motivé par le refus du parti Ennahdha. Des Tunisiens qui refusent de voir un mouvement islamiste gouverner le pays. Ils se reconnaissent en une Tunisie forte de ses fondamentaux et de ses acquis. Les groupes sociaux qui forment cette composante se revendiquent de plus en plus de l'origine historico-politique destourienne. «Et, les destouriens de la première génération ne sont pas homogènes, rappelle professeur Chennoufi, Hédi Nouira est très loin de Ahmed Ben Salah». La deuxième caractéristique du destourien est d'être malléable, apprend-on. Il n'a pas de problèmes à contracter des alliances. A ce titre, l'Union pour la Tunisie représente un réceptacle où peuvent se rejoindre plusieurs tendances et partis politiques dits démocrates. «A ce détail près, dans cette opposition farouche au parti Ennahdha, il y a des variantes, nuance Ridha Chennoufi. En mettant dans la balance certaines données et la crise que traverse la Tunisie, des personnes poussent vers l'établissement d'accords pour stabiliser le pays. Ce n'est pas une transaction politique, insiste-t-il. Mais deux pôles forts qui s'entretuent, c'est aller vers la destruction de la nation tunisienne. Ces deux groupes forts le savent. Par conséquent, ils sont obligés de tenir compte des contraintes. Il faut que l'Etat tunisien soit préservé», met en garde M. Chennoufi. Troisième type d'électeur est celui qui vote invariablement pour le Front populaire. Son électorat est composé essentiellement de femmes et de jeunes et d'une frange socioprofessionnelle à la sensibilité syndicaliste. L'appui des femmes trouve son explication dans le ralliement inconditionnel de ce front de gauche à la cause féminine et son refus total du conservatisme. Quant aux jeunes, ils trouvent des réponses apaisantes et prometteuses à leurs attentes révolutionnaires. Ils y adhèrent massivement. «C'est une famille politique qui a son héritage militant et ses martyrs, rappelle M. Chennoufi. Il reste un front fort et peut fédérer davantage de monde. Il a besoin d'exister par lui-même». Voilà les trois profils qui peuvent se départager l'essentiel de l'électorat tunisien. Les autres et les alliances Résultat des courses : un parti comme le CPR, malgré l'entrisme qu'il a opéré dans la mouvance salafo-jihadiste à travers le président du mouvement Wafa, Abdderraouf Ayadi et par le président Marzouki lui même, malgré la revendication «révolutionniste» entretenue par ses dirigeants, ce parti ne peut prétendre disposer d'une assise électorale spécifique. Usé par le pouvoir, et davantage par un Président jadis démocrate, actuellement à la coloration non identifiée, le CPR a vu ses troupes se disperser et sa cote régulièrement chuter. «C'est un parti qui est basé sur la haine et le ressentiment, analyse le professeur de pensée politique. Les gens ne peuvent pas être attirés par un discours haineux. Il ne faut pas édifier ses thèses contre quelque chose. Les démocrates ont fait cette erreur la première fois, en se positionnant systématiquement contre Ennahdha, c'est contre-productif», a-t-il conclu. Les partis Joumhouri, Massar, le parti démocratique progressiste, Ettakatol, et bien d'autres sont confrontés à la même dure réalité. Les causes sont différentes d'un parti à l'autre. Cela commence par l'usure du pouvoir et le reniement des principes fondateurs, comme c'est le cas pour Ettakatol, en passant par le manque de moyens, l'insuffisance du maillage territorial, l'échec dans les précédentes élections, la récurrence des scissions ; pour finir par l'inconstance de l'arrière fond idéologique. Leur chance, sauf miracle, dans les prochaines élections reste minime. Et, dans le meilleur des cas, ils ne peuvent prétendre à la première, deuxième ou encore troisième position. Autre faiblesse structurelle pénalisante à terme relevant de la typologie. Ce sont des partis qui se projettent autour de personnalités, et non des partis de masse, comme c'est le cas des mouvements Ennahdha et Nida Tounès, lesquels malgré les ombres dominantes de Ghannouchi et Caïd Essebssi restent des partis populaires. L'ère est aux alliances, dommage pour ceux qui ne l'ont pas compris. D'un autre côté, celui qui fait office d'hôte pour accueillir les gens, devra le faire dans la bonne tradition arabe, les bras ouverts, le cœur généreux, l'humeur disposée au partage. Les statures politiques se doivent d'être reconnues comme telles et recevoir les honneurs dus à leur rang. Au final, tout le monde aura à gagner.