Enfant prodige et musicien hors pair, connu et reconnu à l'échelle mondiale, son concert au Kef crée l'évènement en ces temps durs où on n'a pas envie de se déplacer... La création, l'inspiration, l'engagement artistique, les doutes et les angoisses... Chronique d'un artiste exigeant. Un concert au Kef, que représente pour vous un tel concert ? Contrairement à ce qu'on pourrait penser, ce n'est pas la première fois que je donne un concert à l'intérieur du pays. En 98, j'ai fait Sfax et Sousse et, en 85, El Jem, Gafsa, Monastir. Je vais là où on me demande et quand on me demande, avec une seule et unique exigence : assurer la qualité pour le public. Mais il est vrai que ce concert du 1er mars au Kef a beaucoup de significations pour moi. Les choses se sont mises en place grâce à un ami (Karim Remadi) qui vivait à Montréal et qui est revenu s'installer en Tunisie, à qui j'avais exprimé le désir de jouer en dehors de la capitale. Il y a à peine deux mois, il est revenu me parler de l'initiative Ramzi Jebabli et de son désir de me programmer au Kef. Pour moi, la réponse était évidente, à la seule condition qu'on puisse offrir au public des conditions honorables d'écoute. Chose qui a été faite à la perfection par les organisateurs. Ce sont les conditions techniques de représentation qui vous empêchent de donner des concerts à l'intérieur du pays ? Il faut d'abord qu'on me le demande... Il m'arrive de jouer en Europe dans les grandes villes, mais aussi dans de petites localités. Et, à chaque fois je me demande pourquoi il n'est pas possible de le faire dans mon pays, pourquoi cela est possible ici et pas en Tunisie. J'ai toujours pensé que la culture doit parvenir à tous dans les mêmes conditions, qui respectent aussi bien l'artiste que le public, et que les villes de l'intérieur doivent aussi disposer de la même qualité de représentation que les grandes villes : si ce n'est pas possible, je trouve que c'est de la discrimination et de la ségrégation entre les gens du centre et ceux de la périphérie. Avant le Kef, vous étiez à Téhéran et, paraît-il, c'était un concert exceptionnel... Téhéran, c'est aussi une grande première. J'étais régulièrement invité, mais l'occasion ne s'était jamais présentée. On me disait que ma musique était bien écoutée là-bas mais je ne m'attendais pas à un si bel accueil de la part d'un public si curieux et si attentif. C'était pour moi une sensation unique, quelque chose de particulier, une jonction de beaucoup de choses. Ce qui est bouleversant, c'est que j'ai senti que les gens m'attendaient et c'est une sensation si particulière, si intense. On parle souvent, après la révolution, du rôle de l'artiste : qu'en pensez-vous ? Il est difficile de généraliser ou de déterminer un rôle générique à l'artiste. C'est à chacun de trouver son rôle dans sa société. Il reste que le rôle de l'art est d'être toujours subversif, d'arriver là où on l'attend le moins. Moi, je le vois dans ma manière de ressentir les choses. J'ai toujours cherché à être à contre-courant, à ne pas répondre aux attentes... Mais le plus important pour moi est de préserver ma conscience politique et sociale et de garder mon indépendance, pas seulement dans le sens politique, mais aussi par rapport aux maisons de disques, aux mouvances, à la mode, à tout ce qui pourrait m'entraîner vers ce que je ne désire pas faire. L'artiste créateur est dans une remise en question permanente par rapport à son art, encore plus en ce qui concerne le pouvoir et le politique. L'artiste, bien entendu, joue un rôle artistique et politique, mais aussi citoyen. Encore faut-il qu'il soit audible. Mais, à mon sens, et me concernant, je ne veux pas jouer à l'opportunisme post-révolution ni chercher à me produire dans des conditions extrêmes qui ne respectent ni les artistes ni le public, même si certains le font par sincérité et beaucoup par mauvaise conscience. Au bout de plus de trente ans de carrière à sillonner le monde, quel regard portez-vous sur ce long parcours ? Avez-vous des regrets par rapport à certains choix, par exemple ? Aucun regret, et si c'était à refaire, ça serait de la même manière. Ce dont je suis fier, c'est d'avoir réussi à être libre et indépendant : ni tributaire du succès ni des maisons de disques... Comment se renouvelle un artiste ... Et quelles sont, en ce qui vous concerne, vos sources d'inspiration ? Pour faire toujours du nouveau et se renouveler tout le temps, il faut réussir à oublier tout ce qui a précédé. C'est une mise à plat de tout un back-ground. Dans la création, qui est une chose éphémère qu'on ne maîtrise pas toujours, rien n'est jamais acquis, c'est de l'ordre de la réflexion, de l'imagination. Je pars de la page blanche, je travaille au gré de l'inspiration, je puise en moi-même, dans la mémoire, dans un acte, dans l'émotionnel, dans un souvenir lointain. La création est anxiogène, c'est un exercice difficile. Je suis face à mon propre regard. Quand je travaille sur un projet, au moment où il me semble en esquisser les contours, il m'arrive d'éprouver un sentiment de banalité, de doute... Il faut survivre à ces moments-là et reconstruire la sérénité. Trouver du ressort et de la confiance pour y croire et ne pas abandonner en cours de route. Que pensez- vous de cette tendance à classer votre musique dans le répertoire Jazz ? Je ne suis pas un musicien de jazz et je joue d'un instrument emblématique de la musique arabe. J'étais même prédestiné, à mes débuts et dans ma formation, à être dans la rigueur et la discipline de la grande tradition du classicisme arabe. A un certain moment, j'ai eu besoin de modernité à l'intérieur de ce que je fais. Et c'est avec des musiciens jazz, qui ont une palette large et beaucoup de curiosité, que les choses se sont faites. Mais, à aucun moment, je n'ai joué autre chose que ma musique. Vous êtes un pionner de ce qu'on considère comme la fusion entre un instrument arabe et le jazz. Comment étaient les débuts de cette expérience ? Au début, on était vraiment sceptique par rapport à ce genre d'expérience, surtout que dans les années 80 et en France, un musicien était supposé jouer le folklore de son pays. Donc mettre le Oud avec du Jazz était une bizarrerie, un mariage contre-nature. Petit à petit, on est devenu moins sceptique et, aujourd'hui, tous les joueurs de Oud font du Jazz. Comment choisissez-vous les musiciens avec lesquels vous jouez ? Quand j'écris ma musique, je ne sais pas d'avance avec qui je vais la jouer : je suis un solitaire dans l'acte de création. Je travaille une moyenne de deux ans sur ma musique et, comme un cinéaste, une fois l'œuvre écrite, je choisis mes interprètes. Le large public trouve votre musique apaisante, sereine et ne s'inscrivant pas du tout dans l'exhibitionnisme ou la performance. Qu'en pensez- vous ? Toute œuvre se fait dans la souffrance, mais je suis le moins placé pour en parler. Je ne peux pas écouter ma musique. L'appréciation du public est tout simplement une question de sensibilité et de culture d'écoute. Je ne cherche pas à être accessible et je ne fais pas les choses uniquement pour plaire à tout le monde, je ne cherche pas l'unanimité. Je veux faire une musique qui ne soit pas chargée, peu bavarde. Je cherche une simplicité et je guette l'émotion. Ce qui est sûr, c'est que la musique que je fais nécessite une adhésion de la part du public. Il y a un fil qu'il faut créer et tenir avec le public, et si on n'arrive pas à le mettre en place, l'émotion n'arrive pas. A un certain moment de votre parcours, vous avez manifesté le désir de faire du cinéma, et vous avez réalisé un documentaire, «Mots d'après guerre ». Pourquoi un film et pas une composition pour témoigner de la guerre du Liban en 2006 ? Moi aussi, j'en suis encore étonné. Ce n'était ni réfléchi ni préparé. Quand il y a eu cette guerre en 2006 et que j'ai vu Beyrouth démoli, c'était pour moi, comme pour beaucoup de gens, un évènement douloureux. Je ne pouvais pas aller faire ma musique comme si de rien n'était. J'ai eu l'idée de faire acte de solidarité. Mais aller à Beyrouth faire un concert n'était pas suffisant pour moi. J'ai eu envie d'aller rencontrer des artistes qui sont, pour moi, la conscience vivante d'un pays. Il a suffi d'un rendez-vous avec mon ami producteur Habib Bel Hédi et tout s'est déclenché... Le film est une aventure humaine, contrairement à la musique, qui est un acte solitaire. Et moi, en cette période-là, je ne voulais pas être seul. C'est aussi venu de mon amour pour le cinéma, de cette envie d'en faire... une espèce de fantasme qui est devenu une réalité. Si j'avais eu plus de facilité, j'aurai continué à en faire pour un moment. D'ailleurs, j'ai fais des musiques de films uniquement par amour du cinéma.