Redoutant l'insécurité, la fragilité du pouvoir et l'hégémonie des groupuscules terroristes en Libye, des milliers de Libyens ont choisi de se réfugier en Tunisie. Pourvu que les «escadrons de la mort» ne viennent pas traquer certaines cibles dans nos murs. Témoignages Béchir El Fazzani, 28 ans, de nationalité libyenne, est l'un des milliers de ses concitoyens qui ont choisi de se réfugier en Tunisie, au lendemain de la révolution qui a mis fin au règne de Kadhafi. «Débarrassés enfin d'un dictateur, on croyait naïvement que nous allions avoir droit à des jours meilleurs, à une vie pleine de dignité et de liberté», se remémore Béchir, visiblement ému. «Hélas, déplore-t-il, notre rêve n'aura duré que quelques semaines, avant que le chaos ne survienne, sous la forme de l'émergence de nombreux groupes terroristes, les uns aussi redoutablement armés que les autres». Depuis, Béchir ne se la coulait plus douce. Finies les parties de cartes avec les copains, finies les virées nocturnes. Au point que, se souvient-il : «Aller au boulot était même devenu un risque, sur fond d'insécurité galopante engendrée notamment par la libre circulation des armes et la fragilité du régime qui tardait à asseoir son autorité». Bref, la Libye n'était plus vivable, aux dires de notre interlocuteur, qui finira par convaincre son père, homme d'affaires qui a fait fortune dans l'immobilier à Benghazi, de quitter le pays pour aller vivre soit en Egypte, soit en Tunisie qui sera enfin leur terre d'accueil. Bonjour l'odyssée ! Entre deux feux «Cependant, raconte Béchir, gagner le sol tunisien n'était pas chose aisée, car nous étions pris entre deux feux à Benghazi où, outre les insurgés barbus qui semaient la terreur dans une ville qui vivait à l'heure d'une islamisation radicale rampante, il fallait compter aussi avec la réapparition subite des ex-milices de Kaddhafi qui tentent aujourd'hui de reprendre les rênes du pouvoir, motivés en cela par les largesses des fils de l'ex-dictateur en cavale à l'étranger. Bref, nous étions, en quelque sorte, à la merci d'un duel fratricide où tout était permis : liquidations physiques, attentats à la voiture piégée, kidnappings et tout le bazar macabre. Nous avions donc peur pour notre vie, et plus particulièrement pour celle de mon père, désormais gravement exposé aux menaces des deux belligérants. Un sort funeste qui le guettait et qu'ont connu trois de ses collègues, également entrepreneurs de leur état, tous tués». Et ce qui devait arriver arriva. Un jour, Béchir et ses parents plièrent bagage à destination de la Tunisie, à bord de leur 4x4, après avoir vendu leur société à un proche du pouvoir en place. Et c'est à Sousse qu'ils finiront par élire domicile dans une villa louée à l'occasion. C'était au mois de novembre dernier. Depuis, comment vivent-ils ? Quel avenir les attend-il ? Réponse de notre interlocuteur : «Pour le moment, Dieu merci, nous ne manquons de rien. Nous avons de l'argent. Nous menons même la belle vie dans un pays que nous avons toujours aimé. Et puis, nous projetons, mon père et moi, de lancer une entreprise de lubrifiants dans le gouvernorat de Monastir». Profil bas Cependant, le verre n'est qu'à moitié plein pour cette famille de réfugiés libyens en quête de jours meilleurs. «C'est que, explique Béchir, plus l'insécurité et l'instabilité perdurent en Libye, plus nous sommes menacés, ici même en Tunisie. D'abord par la nébuleuse intégriste faisant la loi à Benghazi et qui a juré, nous assure-t-on, de traquer tout homme d'affaires ayant réussi à se réfugier à l'étranger. Et ensuite, par les milices de Kadhafi qui cherchent déjà, par la force des renforts en hommes et des bailleurs de fonds, à renverser le pouvoir actuel». Cette inquiétude qui frise l'angoisse est telle, pour notre interlocuteur, que ce dernier fait état de la présence en Tunisie aussi bien de jihadistes libyens combattant dans les rangs de Ansar Echaria d'Abou Iyadh que de partisans de l'ex-dictateur qui, déguisés en hommes d'affaires, voyagent incognito en Tunisie sous le couvert des affaires (contrebande) ou sous le prétexte de soins. C'est pourquoi pour Béchir : «Rien ne vaut, en ce moment, le profil bas. Au point de bouder les lieux où afflue la clientèle libyenne. Au point aussi de faire semblant de ne rien voir, chaque fois qu'on croise l'un de nos compatriotes», dit-il. Plus qu'une prudence démesurée, il s'agit là d'un... ras-le-bol fort compréhensible pour des réfugiés qu'une révolution a paradoxalement condamnés à l'exil forcé. Le revers de la médaille, quoi !