Par Hamma HANACHI An I de l'adoption de la Constitution. Samedi 8 mars, la femme célébrée sous toutes les formes, marches multiples, mots d'ordre, banderoles et tracts, ballons aux couleurs du drapeau, manifestantes engagées réclamant plus de justice économique et sociale. Parmi les manifestations culturelles, nous en retenons une, tout de même, assez singulière, sur laquelle se sont penchés des écrivains, des artistes : Al Kalimat, un versant tunisien du Marathon des mots de Toulouse. Trois jours durant, le public a été invité à écouter et à voir des écrivains débattre entre eux et avec les autres, à creuser des puits pour chercher le sens des mots, l'origine des histoires, du roman et de la fiction. Cette 3e édition rend hommage au poète égyptien engagé, Ahmed Foued Nagm, disparu en décembre 2013. A chaque rencontre, en avant-goût, Abderrahim Bahrouni, un comédien de l'Isad, et Karima B'hir, chorégraphe assistante dans la compagnie de Syhem Belkhodja, entrent en scène, clament un poème connu et fréquemment chanté par la jeunesse arabe : «Azza». Répliques, gestuelle, pas de danse et des phrases à la gloire du peuple, l'amour et la patrie. Sur scène comme si c'était dans une antichambre des lettres, les écrivains invités, parmi eux l'auteur Olivier Poivre-d'Arvor, cheville ouvrière de la manifestation, mène le jeu avec maestria, se lance dans les questions «la révolution ou l'insurrection a-t-elle changé votre façon d'écrire?» : question brute de décoffrage, les invités ne sont pas tous loquaces, il leur arrive même de caler sur les mots. Ali Bécheur, la tête enfoncée dans ses épaules, bafouille, baisse la voix et finit par lâcher : «Moi je suis khobziste». Etonnant de la part d'un romancier qui est parmi ceux qui luttent par l'écrit contre le « moutonnisme » ambiant et l'imposture des bien pensants, donc insoumis par définition... L'animateur insiste et l'auteur de l'Attente, lumineux, continue : «C'est que, durant les années crépusculaires du régime déchu, nous mangions notre pain sans trop poser de questions. Aujourd'hui, je suis fier de pétrir mon pain avec les autres». On respire. Les mots, ont-ils un sens? Influent-ils sur le cours de la vie? Magistral, Laurent Gaudé, Prix Goncourt 2004 pour Le Soleil des Scorta, répond : «Absolument, d'autant que je suis né de parents psychanalystes, je sais donc que les mots peuvent blesser, anéantir une vie, comme ils peuvent soigner et guérir». François Beaune, collecteur d'histoires méditerranéennes ( La lune dans le puits), relate ses rencontres, avec délices. Saber Mansouri ( Je suis né huit fois), donne ses opinions sur l'exil, la Grèce ou la France. Arrive Catherine Allégret qui récite en compagnie de Gaudet des textes de l'auteur. Admirable. Le lendemain, les femmes se retrouvent entre elles, au Fondouk Al Attarine, dans la Médina. Les mots se bousculent encore, la parole devient un spectacle vivant. Elisabeth Tchoungui, modératrice, fait parler les créatrices, « artistes au féminin ». Tel est l'intitulé de la rencontre. Anissa Daoud, comédienne, Alia Sellami, chanteuse, Amira Chebli, comédienne, Dorra Bouchoucha, productrice, décrivent leur passion, devisent sur leur métier, sur leur rôle dans la société : des avis affirmés de femmes entièrement engagées dans leur art, dans leur rapport à la société. Le soir, la magie continue à captiver le public : décor spécial au théâtre municipal, l'actrice Carole Bouquet lit des extraits de Tentative de jalousie de Marina Tsvetaieva. Une romancière, poétesse aussi peu connue du large public, mais fortement admirée par les romanciers, critiques et lecteurs avisés. Tsvetaieva, un météore, née en 1892, et qui se suicidera à 49 ans, est poétesse bohême. Elle a traversé la Belle Epoque à Paris, vécu la Révolution à Moscou, connu des amours fiévreuses : Rilke, Pasternak, Rodzevitch. Sûre de son talent : « Il y a peut-être aujourd'hui trois poètes au monde, et je suis l'un d'eux » disait-elle... Carole Bouquet a choisi Tentative de jalousie, des lettres adressées à son amant de l'époque, l'écrivain Boris Pasternak (Docteur Jivago). «Je suis un être vivant et j'ai mal... Je suis ni en liberté ni en laisse, ni épouse ni pas épouse...» : Tsvetaieva était une femme libre, elle a aimé les hommes et les femmes «la tête la première dans l'ouragan», indiquait son mari. Ce soir, en écoutant parler une grande poétesse, qui a vécu sans argent, sans maison à elle, qui avait mal à sa poésie et à ses amants —«Aimer quelqu'un, c'est en avoir mal», confiait-elle—, ce soir, donc, dans un théâtre plein, les hommes en ont eu pour leur compte.