Par Ezzeddine Ben Hamida(*) Début mars, Sigma Conseils a annoncé dans un de ses sondages réalisés en février 2014 que Nida Tounès est donné vainqueur des prochaines élections législatives avec 52,4% des voix ! En même temps, Emrhod Consulting et 3C Etudes créditent le parti de Béji Caïd Essebsi seulement, respectivement, de 25,7 et 27,2% des intentions de vote! Qui croire ? Comment explique-t-on de tels écarts ? Y a-t-il manipulation ? Partis / instituts de sondages Emrhod Consulting 3C Etudes Sigma Conseils févr-14 mars-14 Evolution nov-13 déc-13 Evolution Fév, 2014 Ennahda 18,70% 20,90% ↗ 2,2 points 31,50% 31,60% ↗0,1 point 33,10% Nida Tounès 20,70% 25,70% ↗ 5 points 29,10% 27,20% ↘ 1,9 points * 52,40% Front populaire 6,70% 7,70% ↗ 1 point 10,60% 10% ↘ 0,6point 3,80% Al Joumhouri 2,40% 2,10% 3,80% ↗ 1,7 points 2,50% Ettakatol 2,90% 1,90% ↘ 1 point 1,50% CPR 2,40% 2,80% Courant El Mahaba 1,60% 3,80% 2,20% ↘ 1,6 points Ettahrir 1,20% El Moubadra 3,80% 3,20% ↘ 0,6 point Sondages d'intention de vote en cas des législative (Sondages réalisés entre nov. 2013 et mars 2014) * Nida Tounès a perdu 6,7 points depuis août 2013, d'après 3C Etudes. Source : synthèse élaborée par nos propres soins. 1/ Que disent ces données ? Ainsi, nous constatons que si les résultats d'Emrhod Consulting et 3C Etudes sont relativement proches, ceux de Sigma Conseils sont en revanche trop éloignés et s'apparentent davantage à un plébiscite pour Nida Tounès qu'à un simple sondage censé refléter objectivement, à un moment précis, les intentions de vote ! Ennahdha pourrait concentrer d'après Emrhod Consulting près de 21% des voix, en cas de législatives tenues en mars; cette proportion est plus importante selon les sondages réalisés par 3C Etudes (31,6%) et Sigma Conseils (33,1%). Le Front populaire pourrait prétendre à 10%, d'après 3C Etudes ; alors que d'après les deux autres instituts : il peine à atteindre les 6,7% avec Emrhod, pire encore 3,8% avec Sigma ! Al Joumhouri, quant à lui, est presque au même niveau que le CPR (2,5%), il devance à peine Ettakatol (entre 1,9 et 1,5%, selon l'institut). Il est intéressant aussi d'observer que certaines formations politiques telles que le Courant El Mahaba ou encore El Moubadra réussissent à émerger avec respectivement 2,2% et 3,2% d'après les sondages réalisés par 3C Etudes alors qu'ils sont inexistants dans les autres enquêtes d'opinion. 2/ Que représentent ces sondages ? Ces sondages d'« opinion publique » ne représentent pas l'opinion partagée par un certain nombre d'individus, c'est-à-dire une opinion commune résultant d'une discussion, d'un débat. Ils ne représentent pas non plus une opinion rendue publique. L'opinion publique mesuré par les sondages désigne plutôt l'opinion du public : en d'autres termes, opinion d'un auditoire dispersé, somme d'éléments sans lien les uns avec les autres. Dans ces conditions, le recours excessif aux sondages d'intention de vote conduirait, à considérer ce modus operandi comme instrument de manipulation des opinions : les sondages pousseraient les individus à modifier leurs opinions. 3/ Opinion et démocratie ? L'opinion publique est parfois considérée comme une menace pour la démocratie (Pierre Bourdieu, Question de sociologie, 1980). En effet, pour certains agendas politiques, le concept « d'opinion publique », en ayant recours aux sondages, peut être utilisé (mobilisé) pour légitimer certaines pratiques ou certains discours. Il y a donc domination dans laquelle les médias manipulent la construction de l'opinion publique, au profit de partis politiques ou carrément de l'appareil de l'Etat. (*) Professeur de sciences conomiques et sociales à Grenoble