Les chartes de déontologie des journalistes qui prévoient la protection des sources d'information pourraient servir d'exemples aux juristes dont la tâche est de rédiger un texte qui protège les sonneurs d'alarme «La corruption, le plus infaillible symptôme de la liberté constitutionnelle», disait Edward Gibbon. Malheureusement, durant ces trois dernières années, et bien qu'on se soit doté d'une nouvelle Constitution, le cancer de la corruption continue de sévir dans nos contrées à un rythme accéléré, comme l'atteste le dernier classement mondial de lutte anticorruption (Rapport de Transparency International de 2013), où la Tunisie s'est classée 77e sur un total de 177 pays et occupe la première place au Maghreb. Or, parmi les mécanismes les plus efficaces de lutte contre la corruption, il y a celui du «lanceur d'alerte», ou du «sonneur d'alarme» (Whistleblower, chez les Anglo-Saxons) qui, à la différence du «délateur», est un citoyen qui endosse le rôle de dénonciateur de «bonne foi» et est «animé de bonnes intentions». Sa démarche vise à «divulguer un état de fait, une menace dommageable pour ce qu'il estime être le bien commun, l'intérêt public ou général». C'est dans cette optique que l'Association tunisienne de lutte contre la corruption (Atluc) a organisé, hier, une rencontre sur le thème «La protection juridique des dénonciateurs de crimes de corruption : entre réalité et horizons», et ce, en présence de M. Samir Annabi, président de l'Instance nationale de lutte contre la corruption. Lors de son allocution d'ouverture, M. Ibrahim Missaoui, président de l'Atluc, a rappelé les efforts consentis par son association dans la lutte anticorruption, lutte qui s'est soldée par la création en octobre 2012 d'un Centre d'information et de soutien des victimes de la corruption, fruit d'une collaboration avec le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud). « Certains définissent la corruption comme une épidémie qui touche tous les secteurs et qui paralyse le développement et l'essor social ainsi que les démocraties», affirme-t-il. Un tabou qui persiste Concernant la protection juridique des lanceurs d'alerte, M. Missaoui a tenu à préciser que cette question a toujours été maintenue dans le domaine du tabou, bien que notre pays ait déjà adopté la loi n° 2008-16 du 25 février 2008 portant approbation de la convention des Nations unies contre la corruption. « Malheureusement, ajoute-t-il, si on jette un coup d'œil sur les textes juridiques récemment adoptés, dont l'épine dorsale reste le décret-loi 2011-120 du 14 novembre 2011, et qui a permis la création de l'Instance nationale de la lutte contre la corruption, nous remarquons que plusieurs points doivent être révisés. En effet, nous sommes réunis dans le but de mettre en place des textes juridiques afin d'assurer la protection des dénonciateurs de crimes de corruption. Aujourd'hui, nous estimons qu'il y a deux voies à prendre : soit on révise article par article tous les textes déjà existants, soit on crée une loi spécifique pour protéger les sonneurs d'alarme à l'image de ce qui existe dans le Code de protection de l'enfance. A mon sens, la première alternative est compliquée à réaliser, et je suis de ceux qui optent pour la deuxième voie». M. Samir Annabi, président de l'Instance nationale de lutte contre la corruption, précise dans une déclaration à La Presse que la protection du lanceur d'alerte représente l'un des mécanismes les plus efficaces pour lutter contre la corruption : « Dans la mentalité des Tunisiens, la dénonciation a toujours été perçue comme un acte négatif. A l'époque de la colonisation, et durant les années de la dictature, les délateurs et les indicateurs étaient mal vus par la société. A mon avis, il faut faire la part des choses : il y a le dénonciateur (sincère) et il y a le délateur (intéressé). Or un lanceur d'alerte agit pour l'intérêt public, contrairement au délateur. Donc, il faut changer cette mentalité et valoriser la dénonciation qui vise à servir l'intérêt général, et ce, dans le cadre d'une loi qui protège ces dénonciateurs», fait-il valoir. L'«e-people» comme alternative Il ajoute : «Premièrement, il faut mettre en place un cadre juridique, car les textes de loi tunisiens ne sont pas suffisants dans ce domaine. Deuxièmement, il y a d'autres mécanismes purement techniques pour faciliter aux citoyens la tâche de dénoncer des crimes liés à la corruption auprès des instances spécialisées officielles. D'ailleurs, plusieurs pays ont eu recours aux technologies des communications électroniques pour garantir l'anonymat du sonneur d'alarme, dans la mesure où il n'y a pas de contact direct. Actuellement, nous, Instance nationale, sommes en train d'étudier ce sujet avec le gouvernement sud-coréen qui possède une riche expérience dans le domaine du «e-people» et de l'«OpenGov». Pour M. Annabi, les chartes de déontologie des journalistes, qui prévoient la protection des sources d'information, pourraient servir de référence aux juristes dont la tâche est de rédiger un texte qui protège les lanceurs d'alerte. Le président de l'Instance de lutte contre la corruption invoque également l'exemple des programmes de protection des témoins dans certains pays comme les Etats-Unis où, pour favoriser le témoignage de personnes menacées, la sécurité des témoins menacés est assurée par l'Etat, pendant et après le procès. «Dans ces pays, il arrive même que les dénonciateurs et les témoins soient déplacés d'un Etat à un autre. Même la convention des Nations unies contre la corruption, ratifiée par la Tunisie, mentionne tout un chapitre sur la protection des sonneurs d'alarme», renchérit-il. Instaurer une nouvelle culture De son côté, Me Abdeljawed Harrazi considère que l'arsenal des textes de loi tunisiens n'a jamais pris en considération le volet de la protection des lanceurs d'alarme dans le cadre de la lutte anticorruption. «Il n'y a pas de textes juridiques clairs dans ce volet. Certes, il y a quelques textes dans le code pénal qui protègent les témoins, et des textes qui traitent la question du secret professionnel. La seule exception réside au niveau du soutien de la République tunisienne aux efforts internationaux en matière de lutte antiterroriste et du blanchiment d'argent», confie-t-il à La Presse. «Le spectre du secret professionnel a toujours primé sur l'intérêt général et la protection de l'argent public. Aujourd'hui, nous vivons la mentalité de la citoyenneté et l'un des premiers devoirs du citoyen est de protéger l'intérêt public. De ce fait, il est devenu primordial de protéger les dénonciateurs à travers un cadre juridique bien structuré. Ainsi, il faut mettre en place des mécanismes juridiques et réalistes pour assurer leur protection. Parallèlement, il faut instaurer une nouvelle culture, qui encourage la dénonciation et, surtout, mettre fin à la tendance de croire que tant qu'il s'agit d'un bien public, ça ne nous concerne pas. Ou bien d'assimiler le dénonciateur à un vulgaire indicateur ou un délateur».