Oiseau ailé de lacs, le dernier volume de poésie de Salah Stétié, paru au premier trimestre 2010 aux éditions Fata Morgana, vient étayer la foi en la poésie, en son pouvoir, en sa pérennité. Comme s'il ne suffisait pas au poète salutaire de L'Eau froide gardée, de Fragments : Poème, et d'Inversion de l'arbre et du silence, de voir ses œuvres publiées chez Robert Laffont, en octobre dernier, à l'occasion de son quatre-vingtième anniversaire(*). Comme si l'acte de vie, l'acte vital qu'est la poésie n'avait de cesse de se renouveler, de renaître de ses cendres, au moment où la poésie se trouve plus que jamais décriée, voire raillée. Salah Stétié, quant à lui, poursuit son chemin et va encore de l'avant dans une écriture on ne peut plus pure, à l'image des titres cités et de ceux-là qui, désormais, forment un triptyque poétique, bien que nous ne puissions ne pas espérer une suite à cette quête toujours recommencée du besoin d'exister en poésie, et ce, au grand dam de la mort. Brise et attestation du réel et Fluidité de la mort (éditions Fata Morgana, 2003 et 2007) annonçaient de fait Oiseau ailé de lacs. Le souffle caractérisant ces trois livres, la pureté des sonorités, la richesse des métaphores expriment le vœu depuis toujours formulé par l'aède libanais : un vœu de poésie envers et contre tout. Comme dans «La rose capitale», composé de trois quatrains qui chantent un imaginaire fécond parce que fécondé par la poésie : La rose, je la dis une rose d'enfance Ouverte et refermée sur le même pays Visage d'une femme éclairée par la neige Face à la mer et aux verdoiements de l'esprit Ô vulnérable ! Que je dise de la vie Qu'elle est froideur d'une rose mentale Nous l'habitons comme une rose capitale Et la neige est partout fagots dans nos maisons Le vieux poète se dénonce aux colombes Qui tournent avec fureur au-dessus de son toit Dans ce pays qu'un fleuve de sévère beauté Emporte avec les flambeaux de ses arbres (Oiseau ailé de lacs, p. 24) Si d'autres poètes de la même trempe que Salah Stétié ont fait «vœu de silence» (et nous pensons, par exemple, à Louis-René des Forêts qui a beaucoup publié chez Fata Morgana et auquel Pascal Quignard a consacré un très bel opuscule chez le même éditeur), lui n'en démordra pas ayant toujours su garder les liens, mais aussi les distances nécessaires, entre son travail de diplomate et de secrétaire général des affaires étrangères du Liban, une vocation d'essayiste et de traducteur de haut vol, ainsi que les péripéties de la vie. C'est que Salah Stétié use des mots de sa langue, le français, avec la rigueur et la sobriété d'un Mallarmé qui a lu Hallâj, Ibn ‘Arabi et Badr Chaker Sayyâb dans le texte. Oui, il est quelque chose de très spirituel dans la poésie de Salah Stétié. Spirituel et peut-être même mystique: «[…] Les livres ne racontent pas ce qu'ils savent Surtout, je dis, ceux dont l'auteur est Dieu, dit-on : Il a usé de beaucoup d'encre Et quelquefois de sa salive On certifie qu'il a parlé à quelques-uns Et son tonnerre leur a brisé le tympan On certifie qu'il a parlé par son silence Silence est lampe dans la lampe du silence Maintenant, mes amis, il est trop tard Trop tard pour tout Trop tard pour éclairer les pages Des livres que je n'ai pas lus […] » (p. 40). Ces strophes tirées du poème éponyme du recueil révèlent bien des aspects de la vision poétique de l'auteur de L'Interdit (Paris, José Corti, 1993), vision qui tend à révéler l'acte poétique dans toute sa grandeur: «non, la poésie, non le poème, ne sont pas des conglomérats d'idées ou d'affects — ils sont à l'intérieur de la langue, au sein hasardeux du langage, une mise en place de constellations lexicales unissant, chacune, des astres “élémentaires” par des rapports qui, de sembler définitifs, font soudain apparaître au jour comme une fatalité du corps verbal: ce qui constitue, à proprement parler, le premier éclat du poème. Là où une telle fatalité n'existe pas, de poème point. Là où elle se dégage en figure sortant de la confusion universelle, alors, oui, il y a apparence de poème en attendant qu'apparence devienne apparition par l'effet, déterminant, de la lecture.» Peut-être est-ce pour cette raison que dans ses poèmes Stétié lit et par là même dialogue avec d'autres poètes. Si la figure de l'auteur de La Comédie Divine hante le poème éponyme du recueil, la section «Quatre poètes et moi» fait certes office d'hommage, mais avant tout explore les univers des poètes abordés. Jean Tardieu (France, 1903-1995), Fouad Gabriel Naffah (Liban, 1925-1983), Mahmoud Darwich (Palestine, 1941-2008) et Antonio Gamoneda (Espagne, né en 1931) semblent être des interlocuteurs privilégiés pour Salah Stétié qui trouve les mots justes lui permettant, et nous permettant, par la même occasion, de vivre ensemble cette même « apparition » de l'acte poétique de ces quatre grands créateurs. Il s'agit de vivre ensemble quelque chose qui relève de la visitation ou de l'épiphanie, notamment dans ce poème dédié au poète de la Palestine: «Désormais il s'avance avec des pieds de neige Dans un pays obsédé par la neige Son front brûlé par la torsion de grands feuillages Attention à ses pas, ce sont des pas de pauvre Sur des chemins bleuis éblouis et bleuis Par l'acier démesuré des armes Et seulement il a des yeux pour la lumière Des yeux éclaboussés par le sang archaïque. Les mauvais dieux du jour ! Il leur tourne le dos Et porte haut la grappe à des oiseaux mangeurs Qui seront fusillés Aux portes de l'adieu Un vieux poète pleure» (p. 64) Les larmes de Salah Stétié nous émeuvent. Elles nous émeuvent parce qu'elles nous restituent à notre humanité souvent bafouée, pour ne pas dire spoliée. Son vœu de poésie est celui de ses interlocuteurs. Son vœu de poésie devrait être le nôtre car, face au silence posé et imposé comme une chape de plomb par l'inhumanité et la barbarie ambiantes, les mots de Salah Stétié valent leur pesant d'or: «[…] Et l'invisible aussi Que l'homme voit si même il dit ne pas le voir Cela qui fait de nous l'humanité Celle qui rêve et qui vit qui crée qui souffre Qui souffre et s'interroge Et qui est vraie de la vérité des vraies racines Hommes et femmes ayant rendez-vous de parole Sous l'arbre des prairies Leurs passions leurs récits leurs fables leurs poèmes Conduits comme un troupeau vers la trompe d'Eustache Mots chanteurs nidifiant Puis, tout quitté, l'incompréhensible vache Laboure avec ses cornes le bleu de la Question» («Le bleu de la question, pp. 35-36) (*) Cf. notre article dédié à ce volume, in La Presse, «Lettres et pensée» du mercredi 12 janvier 2010.