L'action de bloquer une application gratuite qui relie la terre entière charrie une symbolique fort négative; celle d'exclure le citoyen tunisien de la communauté mondiale des utilisateurs Ce n'est plus une rumeur mais une information. Le blocage des deux applications Viber et Skype qui permettent de passer des appels nationaux et internationaux gratuitement aussi bien en mode wifi que sur la 3G, devra prendre effet à partir du mois d'octobre. Une information qui a fait réagir, quelques jours après sa diffusion, l'Organisation de défense du consommateur (ODC), laquelle, à travers un communiqué, exprime son refus quant à la facturation de ces deux applications. L'ODC ajoute dans son communiqué que seule l'Instance nationale de régulation des télécommunications (INT) est habilitée à valider ou rejeter pareille mesure. Qu'est-ce que l'INT ? Créé en 2001, c'est l'organisme chargé de la «promotion du développement du secteur des télécommunications en instaurant une concurrence saine et loyale entre les différents acteurs du marché. L'INT assure également la régulation économique en approuvant les offres des opérateurs, et en fixant la méthode de détermination des coûts des réseaux et des services », peut-on trouver parmi les qualifications de ses prérogatives. Les opérateurs téléphoniques ne peuvent prendre la liberté de bloquer des applications relatives à la voix IP sans l'aval de l'INT. C'est donc le vis-à-vis habilité à expliquer à l'opinion cette mesure de blocage qui prendrait toutes les allures d'une pénalité, si elle était fondée. Les utilisateurs exclus Des centaines de milliers de familles tunisiennes sont concernées, celles qui ont des enfants à l'étranger pour étudier ou travailler ou des familles émigrées installées à travers le monde. Viber et Skype permettent cette facilité d'être en contact presque de manière continue avec les êtres chers et loin sans que cela ne coûte les yeux de la tête. L'utilité de ces applications pour les promoteurs tunisiens et étrangers est bien une autre histoire. Au-delà de cet aspect purement pécuniaire, l'action d'un fournisseur de service consistant à bloquer une application gratuite qui relie la terre entière charrie une symbolique fort négative ; celle d'exclure le citoyen tunisien de la communauté mondiale des utilisateurs, de le censurer, de le priver d'un droit disponible pour tous, hormis dans quelques pays qui ne peuvent se targuer d'être démocratiques, loin de là. Des considérations qui prennent tout leur sens dans une Tunisie qui s'est débarrassée de la dictature et, logiquement, de la loi de l'arbitraire. En outre, le blocage de Viber et Skype pose la question juridique et éthique de la neutralité d'Internet. Une des clauses signée par la Tunisie en tant que pays membre de l'Union internationale de télécommunication qui relève des Nations unies. Entente illicite Autre fait autrement plus grave que l'on se permet de signaler; si les opérateurs se sont entendus à retenir en même temps, totalement ou en partie ces applications ou de les proposer dans un packaging, c'est qu'il y a eu entente entre eux. Or, l'entente entre concurrents est interdite par la loi, la formulation consacrée est d'ailleurs l'entente illicite. Hichem Besbes, président directeur général de l'INT, qui a reçu La Presse, devait apporter un éclairage sur les tenants et les aboutissants de cette « affaire » qui suscite des questions et beaucoup d'émotion pour les raisons évoquées. Le président-directeur général de l'INT nous fait un long exposé, très intéressant par ailleurs, sur les fibres optiques et leur installation en Tunisie à l'horizon 2020, sur les prérogatives de l'instance régulatrice qu'il préside et qui procède selon des normes et des règles, sur l'intérêt que représentent des applications comme Google Talk et WhatsApp qui sont tout aussi performantes selon lui que Skype et Viber. Il nous révèle au gré de l'entretien qu'il aurait aimé que La Presse vienne s'enquérir par exemple sur les offres camouflées, qui offrent soi-disant des bonus, mais dans lesquelles le prix de la minute n'est pas affiché. Ballon d'essai Nous avons expliqué à notre hôte que l'objet de l'article n'est rien d'autre que cette disposition qui semble imminente que celle de bloquer les services Skype et Viber et qui intéresse une partie non négligeable de la population d'utilisateurs locaux. Après nous avoir informé que ce sont les sujets de l'heure à travers le monde et pas seulement en Tunisie, compte tenu de la baisse de revenus pour les opérateurs, M. Besbes finit par lâcher qu'il n'a rien reçu par écrit à ce sujet et qu'à ce stade, ils (l'INT et les opérateurs ) en sont à la phase des brainstorming, littéralement remue-méninges, ou encore des réunions informelles. Il est un fait que les opérateurs ne peuvent décider tout seuls de bloquer telle ou telle application sans l'aval de l'INT, qui est de son côté en pourparlers, apprend-on encore, avec l'Office de défense du consommateur, l'Institut national de consommation, le Conseil de la concurrence. S'agissait-il donc d'un ballon d'essai ? Ou bien les trois opérateurs avaient-ils réellement envisagé, d'un commun accord, le blocage pour ensuite faire marche arrière ? Avec la révocation de l'ancien régime, plusieurs vieilles pratiques sont parties avec lui, théoriquement ; telle la loi du silence dans le traitement des affaires publiques, ou encore la langue de bois derrière laquelle se drapent les responsables quand ils n'ont pas envie de parler. Théoriquement !