Les trois séries photographiques que présente Patricia K. Triki jusqu'au 14 février à la galerie El Marsa sont le fruit de fructueuses rencontres avec des artistes venus d'horizons divers. D'une subtile cohérence, l'exposition baptisée « 3 works + 6 dialogues» s'inscrit dans une esthétique contemporaine inspirée par les images picturales, cinématographiques et publicitaires et revisitant, avec humour et couleurs du bonheur, nos mythes et nos codes de consommation. Née durant la moitié des années 60 d'une mère française et d'un père tunisien, Patricia K. Triki débarque en Tunisie à l'âge de dix-huit ans. Après une expérience dans le milieu hospitalier puis humanitaire, elle découvre l'outil qui peut exprimer le mieux ses émotions, ses obsessions, sa bi-culturalité, sa perception très personnelle de cette société tunisienne en évolution constante : la photo. Un instrument qui deviendra, très vite, ce cordon ombilical qui la rattachera à ses origines. L'œil par lequel elle perçoit la vie qui l'entoure…Mais elle, qui abhorre la facilité, ne choisit aucunement le genre le plus accessible. Un élan personnel la porte vers la photo contemporaine marquée par une démarche conceptuelle, l'idée de la déconstruction et de la reconstruction, le goût des séries et des installations in situ et le désir de susciter chez le spectateur la liberté de compléter et d'articuler les histoires racontées par l'artiste, selon sa sensibilité et sa fantaisie propres… Les dates clés de Patricia K. Triki vont probablement de «Vortex I» (2001- galerie Charles-de-Gaulle), où elle exposait des œuvres de très grand format, laminées ou imprimées sur plusieurs matériaux et explorant les thèmes de l'intime, de l'autobiographie, de l'introspection, du quotidien ordinaire, de la solitude, du rêve…à «Vortex II» (2005- galerie Carnot), travail conçu sous le signe du lien et de l'échange. Elle structure les portraits de ses amis, accompagnés de petites phrases saupoudrées d'humour et d'amour, selon un rythme linéaire, comme un cycle de vie. Bien sûr il y eut également l'évènement «Femmes d'images» (2008- Palais Kheireddine), où elle montra quelques-unes de ses photos dans cette magnifique exposition de groupe, montée par l'Institut français de coopération avec la complicité artistique de Michket Krifa. Et bien d'autres rencontres d'art contemporain où elle prit part, ici et à l'étranger. Or, Patricia, protégée par le silence de son atelier caché dans les entrailles de sa maison, n'arrêtait pas de travailler, de se lancer sur des projets au long souffle. Comme des voyages au long cours…L'artiste a besoin de temps de maturité pour situer ses créations dans une continuité qui fait sens. La beauté secrète des hommes et des femmes Avec Malek Sebai et Sondoss Belhassen, l'une danseuse et l'autre chorégraphe, elle collabore depuis 2004 sur la série photographique «Manel wu Saoussen», qui s'inspire du parcours des deux danseuses traditionnelles tunisiennes, étoiles des années 70, Zina et Aziza. Réinventant le mythe de ce duo célèbre, «Manel wu Saoussen» a généré un spectacle de danse (juillet 2008-Festival de Carthage) d'une belle fraîcheur. Mais aussi des produits dérivés imaginés par Patricia, henné, gel douche, crème de beauté, plateaux, porte-clés…, à l'effigie des deux stars, et des centaines de photos déclinées sur le thème de la fabrication et de la consommation des célébrités médiatiques. La série photographique que présente Patricia Triki, à la galerie El Marsa, nous entraîne sur les traces des deux danseuses dans des poses «glamour» à la manière d'Ava Gardner par-ci, et dans un voyage vers les pays du Golfe et jusqu'à l'Extrême Orient par-là. Des mosaïques chamarrées, empruntant des motifs d'arabesques, sont utilisées comme arrière-plan. Beaucoup de couleurs primaires, des verts, des rouges, des jaunes éclatent dans un désir de communiquer un bonheur artificiel… tel que le veulent les codes de l'univers de la publicité, du marketing, des magazines féminins et de la télé. Si les tons sont parfois moins vifs dans la série «Sabrina», les images sont aussi belles, sophistiquées, nettes et « séductrices » dans les deux parcours photographiques. Patricia Triki rompt ici avec ses flous et sa subversion esthétique d'il y a quelques années. Un moyen probablement qu'elle utilise pour rapprocher l'art contemporain du public tunisien, si peu habitué à cette forme d'expression. Elle aussi mi-tunisienne, mi-française, Sabrina est une artiste du cirque au geste rieur, à la spontanéité touchante et qui semble s'être magnifiquement bien prêtée au désir de la photographe de raconter une histoire. Un conte de fées plutôt. La petite fille s'y transforme à travers les clichés de Patricia Triki, les années passant, en princesse. Elle rencontre même le prince charmant …Et ils se marient bien évidemment ! Tout cela, les jeux de l'enfance, ses objets et accoutrements, la métamorphose de Sabrina vers une féminité naissante, la séduction, la sensualité et l'amour, sont captés par l'artiste dans des décors vrais, un hôtel dans la médina, la plage de La Goulette, la maison du modèle. Troublant comme la fiction peut se mêler ici à la vie réelle. Patricia serait-elle la fée dans cette histoire ? En tout cas, elle possède ce regard et ce pouvoir qui révèlent la beauté secrète des lieux, des hommes et des femmes. Surprenante est la photo de Sabrina enturbannée. Très picturale. Profondément inspirée de la peinture classique. Des tableaux d'Ingres et de Vermeer. A travers le regard de Patricia Triki, Tunis devient une ville enchantée aux couleurs fluorescentes : rose, jaune et vert. Elle se transforme en une cité idéale, utopique, invitant à une consommation immodérée du bonheur et de la joie de vivre. La troisième et dernière partie de l'exposition, intitulée «Tunis City», a été créée dans le cadre du projet artistique «Dream City» initié par Selma et Sofien Ouissi, qui ont sollicité Patricia pour produire les visuels accompagnant la manifestation. Encore une rencontre qui appuie la démarche particulière de Patricia rattachée à « l'art relationnel », fait d'ouverture sur les autres et de passerelles entre les métiers artistiques de différents horizons. «3 works + 6 dialogues» étonne, interpelle et ravit le spectateur par sa belle maturité, sa dimension ludique et sa subtile cohérence.