Territoires perdus, Les dormants, Le cercle des noyés... Le Belge Pierre Yves Vandewwed est connu par ses documentaires singuliers où le concept de territoire est exploité de manière très originale et mis en relation presque charnelle et épidermique avec les personnages. On le surnomme aussi le cinéaste de l'invisible. Nous l'avons rencontré lors de la projection de son dernier film, Les tourmentes, aux JCE. Vous avez tourné en Afrique dans le Sahara, en France dans le massif central en Lozère. Votre prochain film porte sur les plaines nues d'Arménie... Vous êtes un cinéaste si fasciné par les territoires que vous les transformez en personnages dans vos films... Quel que soit le continent, les régions qui m'attirent ont une constante : c'est la force de la nature. Une nature qui n'est pas sous la domination et le contrôle des hommes. Ce sont également des territoires traversés et habités par peu de gens. Des territoires où peu de gens ont pu déployer un imaginaire florissant qui questionne l'existence humaine et où le sacré joue un rôle important. En effet si ces territoires deviennent des personnages c'est par le biais de cet imaginaire que les hommes ont investi dans ces territoires. Mais la caméra a horreur du vide! Vous n'avez pas peur devant ces espaces nus ? Oui, mais il y a un hors champ incroyable qui est toujours présent en permanence et qui est, dans bien des cas, de l'ordre de l'invisible que du visible. C'est pour cela qu'on vous surnomme le cinéaste de l'invisible? Dans mon cinéma, j'essaie de faire émerger de l'invisible ce qui a disparu, ce qui n'est plus et le cinéma a ce pouvoir de ramener à nous des gens qui ne sont plus. Vous avez une manière particulière de ramener la mémoire, vous n'êtes pas dans le compte rendu ... Je suis plutôt dans la poésie et le ressenti. Parce que je pense qu'il y a quelque chose de l'ordre de l'archéologie dans tout espace. Il s'agit d'éprouver ce mouvement, ce geste derrière la pierre et sous la terre, derrière ce qui est de l'ordre du minéral. Votre dernier documentaire Les tourmentes est tourné en super 8 et vous avez dit un jour que vous aimez «physiquement» ce genre de caméra... Quand je tourne avec des caméras vidéo, je trouve qu'elles sont trop lourdes ou trop légères. Ces caméras ne sont pas en harmonie avec le rythme et le souffle de mon corps. Et le super 16 et le super 8, je les ressens comme le prolongement de mon corps. Il y a mouvement, ce «bouger», ce vibratile qui est l'expression de ce que je ressens à l'intérieur de moi. En tout cas, quand je tourne avec la pellicule, je suis dans un état particulier qui est une espèce de territoire entre le réel et l'imaginaire. Cette recherche d'espaces peu touchés par la civilisation n'est-elle pas une quête du divin? Il n'y a pas d'aspect religieux dans mes films .Mais force est de constater que, dans nos pays européens, la laïcité a été poussée si loin que les gens n'acceptent plus cette possibilité d'être confrontés à une quelconque forme de mystère et d'invisible. Me déplacer dans ce genre d'espace me permet d'être davantage en contact avec le mystère. Finalement c'est dans ces régions que l'imaginaire des gens est beaucoup plus florissant. Lorsqu'on va à la rencontre de cette forme de mystère c'est aussi une occasion de se questionner autrement sur le monde dans lequel on vit. Vous êtes très attiré par l'Afrique et dans Les tourmentes vous êtes passé du sable à la neige... Je ne suis pas un cinéaste africaniste; il y a ceux qui ont abordé ce continent avec une autre approche que la mienne. Dans mon cas, le hasard a fait que j'ai rencontré des gens et des bouts de territoires situés en Afrique. Mais quand je me suis retrouvé du côté de la neige en Lozère, ma quête était la même que sur le continent africain, et le prochain film se fera dans le Caucase et là aussi on est dans un contexte culturel, religieux, différent et, en même temps, tout se lit de la même manière : c'est un territoire humain qui prend forme par le biais du cinéma que je fais. Certains spécialistes disent que le documentaire est un Ovni puisqu'il y a de tout dans le genre. Qu'en pensez-vous ? En effet, il y a des films qui documentent et renseignent les gens sur un certain nombre de choses. Mais on peut se détacher de cela et être dans le cinéma par une espèce de porosité entre la forme et le fond qui laisse à chacun la possibilité de se mouvoir au niveau de son ressenti et de son intellect. Celui qui fait du cinéma à partir du réel est devant un champ d'exploration infini. Mais vous êtes un réalisateur chanceux puisque vous ne subissez pas le diktat du formatage télévisuel... Ceci dit je l'ai fait dans le passé dans certaines coproductions avec la télé. Aujourd'hui qui produit encore mes films ? Il n'y a que Arte, et encore, il y a une case bien particulière réservée à des essais. Je subis ce changement comme vous dites mais je pense qu'aujourd'hui il y a un peu de place pour ce genre de propositions singulières. Et le public, quelle que soit sa nationalité, a besoin de ce genre de films. A force d'être tellement dans une société de spectacle, de ludique et de révélations dans le sens négatif du terme, les programmateurs télé ont fini par croire que les gens n'étaient plus capables de regarder des films de ce genre. Votre point de vue sur le documentaire dans le monde arabe... Je constate qu'il y a l'émergence d'un nouveau cinéma avec les jeunes et c'est très intéressant. On peut constater non seulement un désir mais une audace que des gens à l'étranger ne peuvent pas avoir. Je trouve que cette jeune génération de cinéastes arabes et tunisiens s'est affranchie de ses pères, de ses aînés qui, dans bien des cas, sont restés bloqués dans des mécanismes de production encore en lien avec l'Occident. Dans cette jeune génération, la nouveauté, c'est justement cet affranchissement qui est non seulement de l'ordre de la pensée mais aussi qui se fait par le biais du geste cinématographique.