Les trois présidents sont attendus aujourd'hui à Bizerte. Des habitants comptent exprimer leur colère. Raison ? L'exclusion de Bizerte des programmes de développement... Jour de colère annoncé à Bizerte en ce 15 octobre, date de commémoration du 51ème anniversaire de l'évacuation de Bizerte — dernier bastion de l'occupation — par le dernier soldat français. Des associations locales et des habitants de la ville en ont décidé ainsi, à onze jours des premières élections législatives libres et démocratiques, « pour protester contre l'oubli et la marginalisation de Bizerte par les dirigeants des gouvernements successifs ». Les Bizertins sont en colère parce que leur ville a perdu de son éclat, s'est appauvrie et salie. Comme presque toutes les autres villes tunisiennes, qui portent les mêmes traces d'une révolution pour la dignité qui a viré au cauchemar écologique et économique. Les Bizertins sont mécontents parce que, disent-ils, les cérémonies solennelles organisées en hommage posthume à leurs martyrs de l'indépendance ne dépassent pas le cadre du symbolique et qu'elles n'ont pas permis aux promesses de développement, à chaque année renouvelée, d'honorer la mémoire des martyrs et leur sang qui a coulé pour que leurs descendants vivent libres et dignes. Devoir de mémoire Sur les réseaux sociaux, les Bizertins ont signalé qu'ils feraient entendre leurs voix aux trois présidents attendus aujourd'hui à Bizerte pour la visite du Mausolée des martyrs. Mais aussi à Béji Caïd Essebsi et à Rached Ghannouchi, figures marquantes de cette étape importante de l'histoire de la Tunisie, la IIème République, qui va devoir reprendre à zéro « Al jihad el akbar », comme le qualifiait Bourguiba, contre le sous-développement et la marginalisation. Malgré tout, les Bizertins et l'ensemble des Tunisiens ont un devoir de mémoire vis-à-vis de leurs martyrs qu'ils ne manqueront pas d'honorer, loin des caméras car, en cette occasion, les morts sont ressuscités dans les réunions de familles, les terrasses des cafés et les cercles de discussions, pour leur gloire et celle de la Tunisie indépendante. Comment oublier cet acte de libération, pour lequel Bourguiba a été glorifié par certains de ses compatriotes et contesté par d'autres. Tout comme après la révolution de 2010-2011, le « Zaïm », plus vivant que jamais, a réinvesti la scène publique animant les débats les plus passionnés et les plus houleux. Comme la bataille de Bizerte, dont les lourdes pertes en vies humaines et les forces inégales des belligérants, la France et la Tunisie, laissent le débat encore ouvert et les critiques encore vives contre l'opportunité ou l'inopportunité de cette bataille. La guerre de Bizerte est à l'origine un conflit diplomatique entre Bourguiba et de Gaulle. Bourguiba voulant récupérer la totalité des territoires tunisiens, alors que le protocole d'indépendance ne prévoyait pas l'évacuation des zones militaires tenues par les Français, et de Gaulle refusant de fixer un calendrier pour une telle évacuation de Bizerte. Guerre d'Algérie oblige... La crise a atteint son paroxysme le 19 juillet 1961, quand des avions français violent l'espace aérien tunisien pour larguer des parachutistes sur Sidi Ahmed, lieu où se trouve la base aérienne restée sous domination française. La riposte tunisienne ne se fait pas attendre. Mais des centaines de Tunisiens tombent sous les balles françaises. Perdue sur le plan militaire, la bataille de Bizerte sera pourtant, quelques jours plus tard, un succès diplomatique à l'échelle internationale. La communauté internationale, interpellée par la plainte de la Tunisie déposée aux Nations unies, se range du côté de la Tunisie. Les négociations sur Bizerte démarrent en janvier 1962. Le 15 octobre 1963, Bizerte est libérée. Bizerte en colère. Les autres villes également. La situation économique, sociale et environnementale en est la cause. Mais pas seulement. Les discours politiques plein de promesses vides fâchent désormais les citoyens qui n'hésitent plus à exorciser leur colère, leur déception. L'exclusion et la marginalisation ont été la mèche qui a nourri le brasier de la révolution de la dignité. Près de quatre ans après, les mêmes revendications sont criées au nord, au sud, à l'est et à l'ouest du pays. Les prochaines échéances électorales, avec leur lot de promesses, devraient faire entrer le pays dans une phase de stabilité propice au développement, assurent les politiques. Les Bizertins et les autres Tunisiens jugeront d'eux-mêmes au moment opportun. En attendant, en ce 15 octobre, une pensée aux martyrs. A tous les martyrs de Tunisie.